Nous sommes Pape ! (Wir sind Papst !) s'était alors exclamée pleine de fierté la célèbre Bild-Zeitung, le journal populaire à forte audience. Six ans plus tard, Bild n'a pas retiré son soutien à Benoît XVI, qu'elle compare à une super star médiatique, capable de drainer l'attention de millions de personnes. Mais les Allemands ne partagent plus l'enthousiasme naïf de leur journal préféré : le souverain pontife leur semble de plus en plus vivre en dehors du monde d'aujourd'hui. La visite officielle à Berlin et dans d'autres villes a confirmé l'existence d'un fossé grandissant entre l'Église institutionnelle et la plupart de ses ouailles en Allemagne. Ces derniers attendaient une nouvelle condamnation ferme des déviances pédophiles au sein du clergé ; ils n'ont reçu que de vagues paroles lors de rencontres peu chaleureuses avec des victimes.
Par ailleurs, les catholiques allemands revendiquent dans leur grande majorité des réformes substantielles de la morale sexuelle de l'Église, en matière de divorce, de contraception d'avortement et d'homosexualité. Or, Benoît XVI leur a surtout parlé de l'intangibilité des dogmes, pour les mettre en garde, avec une dureté à peine dissimulée, contre les dangers du « relativisme » qui gagnerait du terrain dans nos sociétés « matérialistes ». En plus, comble de la maladresse diplomatique, le pape allemand a réussi à heurter les protestants, en dépit d'un hommage surprenant à Martin Luther : il a en effet appelé les catholiques allemands à lutter contre le danger de « protestantisation » de leur Église ; il a aussi insinué que le dialogue interconfessionnel avec l'orthodoxie serait bien plus aisé.
Le pape allemand a décidément un énorme problème d'image dans son pays d'origine. Mais, comme l'ont écrit beaucoup de journaux au lendemain de sa visite, les Allemands sont les premiers responsables de leur déception. Les attentes par rapport au pontificat de Benoît XVI étaient trop élevées et même irréalistes, au vu des attitudes intransigeantes très claires du cardinal Joseph Ratzinger avec son élection.
Partout en Allemagne se fait sentir un retour en force des franges les plus conservatrices du catholicisme. L'hebdomadaire Der Spiegel (n°38/2011, p. 60-70) dresse un portrait détaillé et interpelant de cette nébuleuse de mouvements, peu importante en termes numériques, mais dont l'influence grandit à vue d'œil au sein de l'Église allemande. Le souverain pontife est surtout allé à la rencontre de ces croyants-là, pour les fortifier dans leur foi sans concessions. Il a négligé la masse des catholiques modérés et ignoré la voix des forces progressistes. En réponse à cette politique, Der Spiegel va jusqu'à traiter Benoît XVI d'« étranger » (Der Fremde) et, en couverture, d'« incorrigible », c'est-à-dire une personne qui refuse toute forme de critique et de remise en question (Der Unbelehrbare).
Beaucoup de catholiques allemands sont tentés par des solutions de rupture avec l'Église institutionnelle, comme le montre l'évolution des chiffres de l'appartenance et de la pratique des deux dernières décennies : d'après les statistiques de la conférence épiscopale allemande (cf. Der Spiegel, n°38/2011, p. 62-63), le nombre de catholiques a chuté de plus de 12% entre 1990 et 2010 et le taux d'assistance à la messe dominicale s'est réduit de près de la moitié pendant la même période. En Allemagne, « sortir de l'Église » équivaut à renoncer à payer l'impôt ecclésiastique pour cette Église, un pas que de nombreux catholiques n'hésitent plus à franchir, mettant ainsi en danger la santé financière de l'Église catholique allemande. L'année 2010 a été particulièrement difficile suite aux défections massives que le scandale des abus sexuels a causées.
La visite du pape en Allemagne et les réactions mitigées qu'elle a suscitées ne vont pas aider à renverser cette tendance lourde. Pour reconquérir les cœurs des Allemands, Benoît XVI devrait revoir ses priorités. Mais c'est sans doute un prix trop fort à payer pour celui qui voit dans la défense inconditionnelle du dogme sa principale mission et dans l'indifférence relativiste la menace suprême de notre temps.
Monique Weis (ULB-CIERL).