Mercredi 02 avril 2025
lundi 31 mars 2025

Le Ramadan en Europe : entre observance et redéfinitions contemporaines

Le Ramadan, mois de jeûne prescrit dans l’islam, occupe une place centrale dans la pratique religieuse des musulmans. En Europe, son observance dépasse largement le cadre cultuel pour devenir un phénomène social structurant, influençant les rythmes de vie, les interactions et les représentations publiques du fait religieux. Cet article propose une analyse du Ramadan sous l’angle de sa signification religieuse, de son rôle social et des enjeux qu’il soulève dans le contexte européen. À travers une comparaison des taux d’observance en France et en Belgique, il met en lumière les biais méthodologiques qui faussent les analyses quantitatives. Enfin, il s’interroge sur les évolutions contemporaines du jeûne, confronté à des logiques de bien-être, de performance et de reconnaissance sociale, qui redéfinissent en partie sa portée traditionnelle.

Le Ramadan étant régi par le calendrier lunaire, il avance chaque année d’une dizaine de jours dans le calendrier civil. En mars 2025, les musulmans vivant en Europe bénéficient de journées de jeûne plus courtes (environ 14 heures), contrastant avec les 18 heures observées lorsque le Ramadan coïncidait avec l’été et ses phases caniculaires. Cette variation a un impact direct sur la perception de l’épreuve du jeûne et sur son accessibilité, notamment pour les jeunes et les travailleurs. Selon la tradition islamique, la pratique du jeûne revêt un caractère obligatoire avec l’avènement de la puberté – avant cela, les enfants s’entrainent ponctuellement à jeûner les week-ends par exemple.

Le jeûne du Ramadan demeure l’un des piliers les plus largement observés de l’islam, souvent devant la prière quotidienne. Son assiduité s’explique en partie par son caractère collectif : l’inversion des rythmes sociaux, les moments de sociabilité renforcés par les repas partagés, et l’intensification des événements organisés par les mosquées et les acteurs religieux en ligne participent à son enracinement. Considéré comme le mois du Coran, le mois de Ramadan place le Coran au centre de la vie communautaire : des concours de mémorisation du texte sacré aux prières collectives nocturnes à la mosquée, en passant par les commerces qui diffusent en fond des récitations coraniques dans leurs boutiques. 

Les rangs de fidèles dans les mosquées sont plus remplis que jamais, certains tissent un lien avec la prière, abandonnent la consommation de la cigarette quand d’autres décident de porter le voile. C’est donc un mois de résolution propice à diverses formes de transformation de soi à l’aune d’un idéal de piété musulmane.

Les enquêtes sur la pratique du jeûne révèlent des écarts significatifs entre la Belgique et la France. D’après une étude de la Fondation Roi Baudouin (Torrekens & Adam, 2015), 88 % des Belgo-Marocains et 66,2 % des Belgo-Turcs déclarent observer le jeûne « toujours ». À l’inverse, une enquête IFOP de 2019 indique que 66 % des musulmans en France jeûnent intégralement, un chiffre en baisse par rapport aux années précédentes. 

Cependant, ces différences s’expliquent en grande partie par des choix méthodologiques. L’enquête française inclut, sous l’appellation « musulmans », des personnes se déclarant non croyantes mais ayant un parent musulman. Lorsqu’on ne prend en compte que les répondants se définissant explicitement comme musulmans, le taux d’observance atteint 86 %, un chiffre bien plus proche des résultats belges. Un autre biais concerne la compréhension des règles du jeûne. Une personne interrompant son jeûne pour des raisons religieusement valides (maladie, menstruation) peut être comptabilisée comme non pratiquante, alors même qu’elle respecte la norme islamique.

Néanmoins, au-delà des chiffres, comment interpréter ces pratiques, quels sens y donne-t-on ? Dans la tradition islamique, le jeûne est un acte de dévotion visant à se rapprocher de Dieu par l’abstention de nourriture, de boisson et de relations charnelles du lever de l’aube au coucher du soleil. Cependant, d’autres usages du jeûne existent : il peut être un outil politique (grève de la faim), une pratique thérapeutique ou encore un rituel de bien-être. Au XXe siècle, le jeûne thérapeutique s’est popularisé dans des contextes marqués par l’éthique protestante, notamment en Allemagne et aux États-Unis, où il est associé à une discipline du corps et de l’esprit. 

Aujourd’hui, des mouvements prônant le jeûne comme pratique de retour à la nature ou d’optimisation des performances se développent, notamment à travers des associations et des tendances comme le jeûne intermittent. Ce glissement vers des motivations sécularisées interroge sur une possible « mondanisation » du jeûne religieux : son détachement partiel de la quête du salut pour s’orienter vers des objectifs pragmatiques liés à la santé, à la productivité ou au bien-être.

La visibilité croissante du Ramadan en Europe donne lieu à des reconfigurations symboliques. La rupture du jeûne (iftar), bien que dénuée de caractère cultuel, devient un moment fort de la vie sociale et politique. La participation d’élus à des iftars organisés par des mosquées ou des associations témoigne de l’institutionnalisation de cette pratique, qui peut être perçue soit comme un geste d’inclusion, soit comme une instrumentalisation politique du religieux. Un exemple récent est la polémique suscitée par l’organisation d’un iftar dans une église catholique en Belgique, illustrant les tensions entre reconnaissance du fait religieux et débats sur la laïcité.

Avec la fin du mois de Ramadan, l’ascèse laisse place aux festivités avec la fête de la rupture (‘îd al-fitr) célébrée collectivement à la mosquée ou en plein air dans des espaces aménagés par les autorités locales. Outre cette prière collective, c’est l’occasion d’un ultime geste de charité à travers l’aumône de la rupture (zakât al-fitr) qui a pour fonction de purifier le jeûne de ses manquements. L’allégresse en ce jour de fête n’empêche pas la tenue de débats voire de polémiques sur des questions d’ordre pratique entre les fidèles, notamment au sujet de la façon de s’acquitter de cette aumône : en nourriture pour les uns, en argent pour les autres. Une polémique que peinent parfois à réguler les instances religieuses notamment à travers les réseaux sociaux. 

Au même titre, la méthode visant à établir l’entrée et la fin du mois lunaire a souvent conduit au désaccord ces dernières années, entre l’observation du croissant lunaire et le recours au calcul astronomique. Sur ces deux points, la polémique révèle la tension entre le souci de la fidélité à la tradition et l’adaptation aux normes et besoins du temps présent.

Le Ramadan, loin d’être une simple obligation cultuelle, est une pratique dynamique en constante redéfinition. Il demeure un marqueur identitaire fort pour les musulmans d’Europe, structurant leurs rythmes sociaux et leurs interactions. Toutefois, ses motivations et ses formes évoluent, intégrant des enjeux contemporains de santé, de performance et de reconnaissance sociale. Ces transformations questionnent le rapport entre tradition et modernité, entre spiritualité et matérialité et, plus largement, la place du religieux dans l’espace public européen.

Younes Johan Van Praet (CIERL-Université libre de Bruxelles)

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