Des voix, relayées par des médias, se sont rapidement élevées contre cette décision de justice. Ces opposants – du moins ceux dont les médias se sont fait l’écho – ne sont pas membres d’organisations féministes, mais de lobbies conservateurs qui défendent un ordre patriarcal occidental traditionnel, à savoir exclusivement hétérosexuel et monogame. Pour ces conservateurs sociaux, la décision du juge confirme leur peur que le mariage homosexuel n’ouvre la voix à d’autres formes d’unions maritales, dont la polygamie. Ainsi Tony Perkins, président du Family Research Council : « Ceux qui défendent le mariage homosexuel nous ont dit que les gens devraient pouvoir ‘se marier avec ceux qu’ils aiment’, mais ils ont aussi minimisé l’idée que cela pourrait conduire à une légalisation de la polygamie, une pratique dont les femmes et les enfants font souvent les frais ».
Si ces défenseurs de la famille dite « traditionnelle » s’opposent ici aussi bien à la polygamie qu’à l’homosexualité, des polygames font justement valoir leur droit à la polygamie par une rhétorique libérale-libertaire qui revendique la place de leur style de vie particulier au sein d’une démocratie étatsunienne pluraliste, alors que leurs ancêtres mormons du XIXe siècle faisaient valoir leur droit au « mariage pluriel » au nom de la liberté religieuse (Premier amendement). Certes, l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours a abandonné la polygamie en 1890/1904 et se fait aujourd’hui la chantre d’un mariage strictement hétérosexuel et monogame, aux côtés d’autres religieux conservateurs, dont des protestants évangéliques. En revanche, les polygames dont il est question ici sont le plus souvent des « fondamentalistes mormons » pour qui la polygamie est toujours un aspect essentiel du mormonisme. La famille Brown sait utiliser cette rhétorique libérale-libertaire : « Bien que nous sachions que de nombreuses personnes n’acceptent pas les familles polygames, notre famille est ainsi, et cela se fonde sur nos croyances. De même que nous respectons les choix religieux et personnels des autres familles, nous espérons qu’avec le temps tous nos voisins et concitoyens en arriveront à respecter nos propres choix ». Autant que la liberté religieuse, c’est la liberté de choix, au sein d’une société démocratique pluraliste, qui est ici mise en avant.
Déjà en 2011, le fondamentaliste mormon Joe Darger comparait son style de vie à celui du fondateur de Playboy, Hugh Hefner, symbole de l’Amérique libérale-libertaire : « Je ne recherche pas la sanction de l’État pour mes mariages, mais je ne devrais pas courir le risque d’une action au pénal lorsque la structure de ma famille, motivée par la religion, est comparable à des choix de vie ordinaires et non religieux. Le style de vie de Hugh Hefner est célébré dans la culture populaire et mis en avant dans des émissions de télévision, mais en quoi sa vie avec trois petites amies à la fois est-elle plus acceptable que notre choix de construire une famille ensemble ? […] Le débat sur la polygamie ne prend pas en compte les droits constitutionnels et individuels. Je veux avoir le droit de structurer ma famille et mes relations intimes avec d’autres adultes consentants comme je l’entends » (Darger, 2011).
Ironie de l’histoire, alors que, dans l’Amérique victorienne du XIXe siècle, ses ancêtres polygames soutenaient sans cesse que le mariage pluriel n’était ni de l’immoralité ni de la luxure, Joe Darger justifie aujourd’hui son droit à la polygamie en évoquant un des symboles de la révolution sexuelle américaine des années 1960.
À cette argumentation libérale-libertaire, l’anthropologue féministe Janet Bennion (Lyndon State College), ajoute un argument progressiste. L’universitaire dénonce l’« archaïsme » d’un mariage uniquement hétérosexuel et monogame, au profit d’une reconnaissance de la pluralité des situations conjugales, en particulier homosexuelles et polygames : « Je ne crois pas en la polygamie fondée sur une légitimation religieuse, et je n’apprécie pas particulièrement le patriarcat. Je lutte pour le droit des polygames à pratiquer leur religion libre des intrusions du gouvernement pour la même raison que je lutte pour l’abolition de tous les obstacles juridiques aux relations homosexuelles ou aux autres formes marginalisées de mariage. Comme d’autres femmes libérales, je souhaite vivre dans un pays où chacun peut librement choisir qui il souhaite épouser, sans le harcèlement des médias, la discrimination publique ou la surveillance de la police. Je ne choisirais pas cette forme de mariage pour moi-même ou mes filles, mais je me battrai pour le droit des individus à choisir le mariage pluriel sans peur d’être arrêtés ou poursuivis. En Amérique du nord, les systèmes judiciaires et législatifs sont archaïques […]. La législation familiale étatsunienne favorise encore le mariage monogame hétérosexuel, comme le montrent les récentes actions visant à protéger le mariage traditionnel […]. Les États-Unis cherchent à imposer des valeurs normatives monolithiques pour tous, en dépit des différents contextes culturels, économiques ou psychologiques. Les lois étatsuniennes résistent à soutenir les modèles familiaux qui vont au-delà du modèle idéal du mariage datant des années 1950 et refusent la protection légale à la majorité des familles américaines. Les américains sont tout simplement trop divers dans leur manière d’exprimer leur sexualité et leurs formes de mariage pour être limités à un type de mariage qui est aujourd’hui archaïque » (Bennion, 2012).
L’auteur féministe défend donc la polygamie, et d’autres formes de conjugalité, au nom d’une donne anthropologique qui évolue. En France, alors que, avec la légalisation du mariage homosexuel, le droit s’adapte à une donne anthropologique qui a changé, l’argument libéral-libertaire progressiste de défense de la polygamie est exprimé par l’écrivaine Catherine Ternaux dans son essai La Polygamie, pourquoi pas ? : « La société est vivante, et doit s’adapter, détendre ses tensions pour rester en bonne santé […], elle doit muer parfois, lâcher ses veilles peaux. Voudrions-nous revenir à une époque où le divorce était interdit ? Peut-être que lorsque nous y serons habitués, ne voudrons-nous plus revenir à une époque où la multigamie était interdite. Nous aurons même du mal à croire que nous nous infligions une telle mutilation de notre être. Encore une fois, au nom de quoi ? Si les amours sont connus, il n’y a plus ni tromperie, ni trahison, ni mensonges. Juste de l’amour, beaucoup plus d’amour » (Ternaux 2012).
Cependant, si la polygamie peut peut-être trouver une place dans une société américaine pluraliste qui protège les droits des minorités – le jugement de Waddoups, qui défend le droit à la cohabitation d’un homme avec plusieurs femmes, peut sembler aller dans ce sens –, on peut se demander si cela est possible dans une France républicaine et universaliste, alors même que les opposants conservateurs au mariage pour tous annoncent la légalisation prochaine de la polygamie en France. Car c’est justement de cela qu’il s’agit en République française universaliste : de « mariage pour tous », c’est-à-dire d’une égalité des droits pour tous les citoyens – quelle que soit leur orientation sexuelle – et non de la protection d’une minorité particulière revendiquant un style de vie particulier. Bien entendu, l’argumentation progressiste de Catherine Ternaux trouve écho dans une certaine gauche « sociétale », qui cependant ne se définit jamais comme telle, mais plutôt comme républicaine et universaliste. La polygamie trouvera-t-elle un jour sa place dans des démocraties occidentales, alors que la donne anthropologique change, que certains revendiquent leur droit à l’amour multiple entre adultes consentants ? L’historien ou sociologue n’est pas prophète, et ne peut donc prévoir l’avenir. Mais ce qu’il observe, c’est que dans l’Amérique pluraliste ou la France universaliste, ce sont les mêmes qui s’opposent au droit à la polygamie : des conservateurs sociaux, tout autant opposés au droit marital des personnes homosexuelles.
Chrystal Vanel (Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris).