Vendredi 22 novembre 2024
lundi 7 octobre 2013

L’état des juifs aux Etats-Unis en 2013

L’état des juifs aux Etats-Unis en 2013 Pew Research Center

La première grande enquête menée par le Pew Research Center de Washington sur les juifs américains — A Portrait of Jewish Americans — montre trois enseignements majeurs : (1) une montée en puissance des incroyants, combinée à une polarisation marquée entre croyants et incroyants ; (2) une augmentation significative du nombre de mariages exogamiques et leur corollaire, l’éducation non juive d’enfants d’origine juive ; (3) un éloignement de plus en plus marqué à l’égard du judaïsme traditionnel, à l’exception des juifs orthodoxes. Elle se caractérise enfin par un déclin de l’affiliation à l’égard des institutions communautaires et un reflux de l’identité religieuse, certes, mais aussi par un fort sentiment d’appartenance au peuple juif — 69 % des sondés ressentent ainsi un attachement marqué ou très marqué à l’égard de l’Etat d’Israël.

Ce sondage, mené durant le premier semestre de l’an 2013, a permis d’interroger près de 3 500 individus, sur un échantillon total de 70 000 personnes — un échantillon préalable constitué afin d’identifier des informateurs se déclarant juifs sur l’ensemble du territoire fédéral. Comme souvent, quand on interroge les sondés sur leurs affiliations ethno-religieuses, sa méthodologie peut être sujette à de nombreux questionnements — ce sont de telles critiques qui avaient mené l’United Jewish Communities, prédécesseur de l’actuel Jewish Federations of North America, à ne pas poursuivre après l’an 2000 pareilles enquêtes, à savoir les National Jewish Population Survey (NJPS). L’enquête de 2013 a ainsi conduit ses responsables à opérer des choix qui laissent des données en friche ; le Pew Research Center a par exemple identifié nombre d’individus élevés dans le judaïsme ou dont un parent est juif, mais qui ne se considèrent plus du tout comme juifs ou ont embrassé une autre religion, raison pour laquelle ils n’ont pas été pris en compte dans les résultats. Pour le reste, cette enquête, dans l’intérêt est manifeste, a été validée par quelques-uns des meilleurs spécialistes de la sociologie et de la démographie du judaïsme américain, et constitue une référence de choix pour en saisir les évolutions sur ces dix dernières années.

L’enquête publiée le 1er octobre estime à 5,3 millions le nombre d’Américains adultes et 1,3 million le nombre d’enfants élevés au moins partiellement dans le judaïsme. Ces citoyens américains ont un niveau d’éducation plus élevé que la moyenne, et connaissent en conséquence une meilleure situation socio-économique aussi. Ils sont très massivement présents dans les zones urbaines ou péri-urbaines et vivent pour 43 % dans le Nord-Est des Etats-Unis (c’est le cas de 18 % seulement pour l’ensemble de la population américaine), 23 % dans le Sud et 23 % également dans l’Ouest du pays. Ils votent démocrate à raison de 70 % d’entre eux, comptent 2 % de convertis et sont pour 10 % originaires d’Etats de l’ex-Union soviétique.

Le Pew Research Center a mené ici une enquête qui use d’une définition assez large de l’identité juive, incluant les 22 % de juifs qui se décrivent comme n’ayant pas de religion — un quart des juifs américains ne croient d’ailleurs pas en Dieu —, mais dont le lien à l’égard du judaïsme est d’ordre culturel ou ethnique. Cette proportion n’a cessé de croître ces dernières décennies, relève le Pew Research Center, atteignant son pic avec la génération née après 1980, dont un tiers ne se réclame d’aucune religion — un phénomène qui ne se réduit pas au judaïsme, au demeurant, et dont les chiffres sont, à génération égale, en corrélation avec ceux de l’ensemble de la population américaine. Ce qui a fait dire au responsable de l’enquête que les juifs âgés étaient juifs par la religion (ceux nés avant 1964 se reconnaissent comme tels pour plus de 80 %), tandis que les jeunes juifs sont désormais plutôt des juifs sans religion.

Alors qu’avant 1970 seuls 17 % des juifs américains se mariaient en dehors de leur communauté, le taux de mariages « mixtes » atteint de nos jours près de 45 % — il est même largement supérieur à 50 % pour les mariages contractés depuis la fin des années 1990. Conjugué au nombre d’incroyants parmi les juifs américains, surtout les jeunes adultes — et donc les parents d’enfants en bas âge —, il explique les vives interrogations sur la « continuité juive », une question qui agite les communautés juives depuis plus d’un demi-siècle. En effet, parmi les parents juifs américains sans religion — près de 80 % des juifs sans religion ont un conjoint non juif —, deux tiers n’élèvent pas leurs enfants dans le judaïsme — contrastant radicalement avec les 93 % de juifs qui se revendiquent de la religion juive et éduquent leurs enfants de manière à ce que ceux-ci continuent à assumer leur identité juive. Reste à en établir les causalités : le mariage exogamique conduit-il à un affaiblissement du lien à la religion, ou est-ce plutôt le détachement à l’égard des normes et de la communauté qui conduit au mariage dit mixte ?

La dynamique de la sécularisation est patente, même parmi les juifs religieux : ainsi, sur l’ensemble des sondés, 62 % considèrent qu’être juif est avant tout une question de culture et de descendance, tandis que 15 % seulement en font principalement une identité religieuse. Et même parmi les juifs religieux, plus de la moitié reconnait que l’identité juive est plus culturelle que religieuse. L’observance des grandes fêtes ne se réduit pourtant pas de manière spectaculaire : 70 % des juifs américains ont participé à un seder de Pessach (le repas traditionnel de la Pâque juive) en 2012 (contre 78 % en 2000) et 53 % ont jeûné, totalement ou partiellement, à l’occasion du Yom Kippour (contre 60 % en 2000). La polarisation, ici, est fort marquée entre les orthodoxes et les autres : les premiers forment d’ailleurs l’un des groupes les plus vigoureusement religieux dans l’ensemble du paysage confessionnel américain, alors que les autres juifs qui se reconnaissent dans la religion juive, du fait de leur faible pratique et de la forme particulière de leurs convictions, figurent parmi les Américains les moins religieux. Si 26 % des juifs des Etats-Unis disent que la religion est fort importante dans leur vie, ils sont en effet 56 % à l’affirmer pour l’ensemble de la population américaine.

Comment alors définir l’identité juive ? Pour 73 % des juifs américains, elle signifie faire mémoire de la shoah, conduire sa vie par un comportement éthique (69 %), travailler à l’égalité et à la justice (56 %) ou se préoccuper de l’Etat d’Israël (43 %). Les marqueurs identitaires religieux recueillent nettement moins d’adhésion : 28 % considèrent que cela signifie être membre d’une communauté juive, 19 % que c’est l’observation des lois du judaïsme et 14 % que c’est le respect des principes alimentaires du judaïsme qui déterminent l’identité juive. Pour 84 % des sondés, être juif est compatible avec la non observance du shabbat en travaillant le samedi, et pour 68 % d’entre eux, ne pas croire en Dieu est pleinement compatible avec l’appartenance juive.

Deux tiers des juifs américains n’est pas affilié à une synagogue, et un tiers ne s’identifie à aucune dénomination religieuse israélite. Parmi ces dernières, le courant réformé est le plus populaire (35 % des sondés), loin devant les courants « conservative » (18 %) et orthodoxe (10 %) — les mouvements minoritaires, tels les « reconstructionnistes », ne recueillant que 6 % au total. Les circulations entre ces différents courants sont également intéressantes à observer, puisque les glissements se font systématiquement au bénéfice d’une dénomination moins attachée à la tradition. Parmi les juifs se revendiquant d’une affiliation religieuse orthodoxe, la persistance du lien est pourtant la plus forte, plus forte que parmi les générations antérieures de juifs orthodoxes. Elle serait due à trois facteurs majeurs : un âge au mariage relativement bas, un nombre important d’enfants par famille et un taux de scolarisation élevé dans des écoles confessionnelles juives. Ce qui conduit les analystes à considérer que les orthodoxes ont ainsi le plus fort potentiel de croissance au sein du judaïsme américain.

Le recensement religieux officiel effectué par les autorités américaines avait déjà permis de pointer les progrès du mormonisme (ils constituent 2 % de la population américaine, soit une progression de 45 %), du fait des pratiques démographiques des Mormons, ainsi que de l’islam, du fait de l’immigration musulmane et des conversions — une croissance de 66 % depuis l’an 2000. En revanche, les autres confessions chrétiennes étaient quant à elles en décrue sur la décennie 2000-2010 — s’agissant des catholiques romains et Eglises protestantes établies — ou en progression timide  — s’agissant des Eglises évangéliques. Quant aux juifs, ils sont en déclin eux aussi, si l’on tient compte de la définition par la religion : ils représentent un peu moins de 2 % de la population américaine, un pourcentage qui n’a cessé de chuter depuis cinquante ans, pour diminuer de moitié au total. En revanche, les Américains qui se considèrent comme juifs athées, agnostiques ou sans religion sont en nombre croissant, et constituent aujourd’hui environ 0,5 % de la population adulte des Etats-Unis. Là est sans doute le principal enseignement des données recueillies au sujet des juifs américains ces dernières années.

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

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