L’aventure collective de ce phalanstère masculin prend les traits très modernes d’une quête de sens et d’identité, où des décadents croisent des intransigeants. L’engagement est nostalgique : ainsi Jean-Paul Enthoven se définit comme matérialiste et allergique au mystère, mais éprouve « une intense nostalgie de la foi et de la grâce ». Aucun ne revendique l’étiquette d’écrivain catholique, vieillie comme le rappelle le collectif qui s’est penché sur Les disparitions, silences et réinventions de l’écrivain∙e catholique (1945-2015)(Contextes, 2019). À la différence de leurs prédécesseurs, ils cherchent encore et le séjour ne produit pas de conversion : « Je n’avais pas beaucoup progressé dans l’ordre de la foi. La preuve, je rentrais chez moi. Mais je savais que des chanoines étaient disposés là, en ordre de marche, c’est-à-dire éternellement immobiles. », note Sylvain Tesson. Tandis que Pascal Bruckner précise : « Rentré agnostique, je n’ai pas rencontré Dieu, mais des hommes d’exception qui croient en lui. Cela me suffit. ». Persiste le regret d’un monde disparu, mais dont l’attirance ne suffit pas à entraîner l’adhésion.
L’attrait est pourtant puissant : « Quand on vit trois jours immergés dans l’abbaye au milieu des chanoines de Lagrasse, on a l’impression de découvrir un autre monde (…). Le silence y remplace le bruit, le chant grégorien, la cacophonie du monde désaccordé, l’absolu désintéressement, l’âpreté du monde de l’argent » (Jean-Marie Rouart). Entrer dans la clôture, « c’est subir une immersion instantanée dans une société aux antipodes de la nôtre : le silence en lieu et place du bruit, la frugalité plutôt que l’abondance, la coupure plutôt que la connexion » (Pascal Bruckner).
L’attraction exercée par les monastères auprès des écrivains au tournant du XXe et du XXIe siècle, comme à celui du siècle précédent, est permise par un effet de seuil. Ceux-ci fréquentent ces lieux d’absolus (pauvreté, contemplation, hospitalité) qui répondent à leur quête, tout en se maintenant à la limite du monastère pour ne pas entraver création et parution. L’ascèse ne triomphe pas de la mondanité, elle la nourrit. Le cloître répond à la quête d’une recharge spirituelle et littéraire. Le monastère apparaît alors comme un « refuge », titre de Frédéric Beigbeder : « Rappelons le principe de la règle monastique : pas de vodka, ni de kétamine. Pas une seule nana. L’enfer ! Nombreux furent les dépravés tentés par cette ‘rehab’ ultime : saint Augustin, le père de Foucauld, Huysmans et son héros Durtal, ou Franz Liszt, et même Michel Houellebecq », position reprise par Simon Liberati pour qui les lieux consacrés apaisent.
Ces chercheurs côtoient une vie ordonnée et une police des mœurs. « Le ciel hypothétique ne m’aide pas à vivre, mais les principes de l’Église, oui », note Frédéric Beigbeder. Ce besoin de pureté, Joris-Karl Huysmans l’évoque déjà dans La Cathédrale : « Le cloître (…) c'est la seule existence qui soit logique, la seule qui soit propre ! ». Car leur époque trouve peu grâce aux yeux de ces antimodernes : « Le monde est bien pire qu’à ma naissance, moins libre et plus sale, moins drôle et plus moche » (Frédéric Beigbeder). Les moines sont « les seuls braves d’une civilisation mourante, empoisonnée par l’ego et l’hédonisme marchand » (Thibault de Montaigu) qui contrastent par leur seule existence avec « le citoyen-consommateur des bruyantes démocraties-marchés » (Sébastien Lapaque).
Le monastère propose un univers solide et cohérent et le dépouillement des valeurs et objets du monde, dont le portable, face aux incertitudes sociales, culturelles et psychologiques de la modernité. « Le citoyen que nous sommes, individualiste, relativiste, déchristianisé, assujetti à Internet, doit faire effort s’il veut entrer en sympathie avec ces ancêtres » (Jean-Marie Rouart). Ces défenseurs de la foi, souvent élitistes, sont des hommes d’ordre et de morale, comme je le dégageais dans La messe est dite. Le prêtre et la littérature d’inspiration catholique en France au XXe siècle (Rennes, 2015).
Des abbayes participent désormais du monde intellectuel. « Ces médecins des âmes (…) impriment une direction » affirme Pascal Bruckner, tandis que Frédéric Beigbeder précise : « À présent que je suis de nouveau noyé dans le tumulte (…) penser à ces hommes agenouillés m’aide à tenir debout ». Les écrivains restaurent l’image d’un clerc d’absolu et transforment leurs hôtes en sentinelles de la civilisation en mobilisant la communion des saints. Car « l’abbaye de Lagrasse (…) se veut un contre-modèle » (Pascal Bruckner), une opposition à l’incertitude des temps troublés. Ainsi « l’aventure des augustins de l’Aude montre (…) que le christianisme peut encore redresser la tête et réveiller nos consciences fatiguées » (Franz-Olivier Giesbert). Pour combattre la décadence générale, seule une vocation de genre mystique peut apporter l’espoir, car « Il faut savoir enjamber les époques éphémères » (Louis-Henri de la Rochefoucauld).
Ces écrivains chantent les louanges d’une liturgie, où latin et grégorien donnent un avant-goût d’éternité et où « Le rituel reste le plus fiable tuteur des âmes » (Jean-Paul Enthoven). Cette revendication liturgique veut renouer avec un catholicisme intransigeant. Le « Chant grégorien, gestes immémoriaux, sentiment d’éternité » (Jean-René Van der Plaetsen) permet « cette continuité de la latinité de siècle en siècle (…) que je vais rechercher à Lagrasse » (Xavier Darcos).
Le père abbé Le Fébure du Bus le revendique : « Cette langue latine donne à notre liturgie une marque spéciale ; elle favorise le sens de l’héritage, de la continuité avec les siècles passés dont elle forme un des ciments. ». La permanence et l’immuabilité qu’elle s’attribue l’inscrit parmi ces monastères néo-traditionnalistes qui accordent une grande place à cette vie ordonnée : « Espace clos, temps retrouvé, repas expédiés, vie conduite : maîtrise totale » (Sylvain Tesson). Ainsi « la vie monastique (…) ne se définit pas par les questionnements qu’elle adresse au monde, mais par les réponses qu’elle apporte aux questions que le monde se pose », comme l’écrit Danièle Hervieu-Léger dans Le temps des moines (Paris, 2017).
Car le monastère est « une infranchissable frontière spirituelle » (Camille Pascal). Dans la lutte des civilisations, « chaque fois au cours de l’Histoire que le mal a gagné, des hommes en son sein se sont dressés et ont su relever le défi et redonner espoir aux hommes » rappelle Boualem Sansal. Les moines participent d’une lutte culturelle, car « l’aventure du Grand Relèvement (…) se déroule dans un contexte (…), celui de l’affaiblissement du christianisme et de la montée de l’islam politique en France comme religion de substitution » (Pascal Bruckner). La mobilisation de l’histoire de la fondation carolingienne rappelle que « Les soldats de la grâce » sont venus « constituer un lieu de foi et de culture, autrement dit l’un des premiers remparts de la chrétienté contre la volonté d’expansionnisme de l’islam naissant » (Jean-René Van der Plaetsen). Ce combat est partagé par d’autres : « Chrétiens et juifs auront peut-être en ce siècle naissant, à mener le même combat contre les fanatiques radicalisés qui les haïssent ensemble ? » (Jean-Paul Enthoven.)
Le retour des moines nourrit néanmoins une hostilité. Les heurts se multiplient tant à Lagrasse qu’à Polignac (« Les moines de la discorde », Le Monde, 28 décembre 2021 et « Le défi hardi des dix moines de Solignac », Le Figaro, 24 janvier 2022). L’ostentation d’un catholicisme réaffirmé réveille un anticléricalisme sous-latent. Les louanges des écrivains en quête d’absolu et d’ordre ne suffisent pas à légitimer la refondation traditionnaliste, mais dévoilent son succès actuel.
Frédéric Gugelot (Université de Reims).