Cœur de la guerre culturelle, la religion chrétienne a été politiquement phagocytée par le parti républicain depuis une trentaine d’années. Utilisée comme une antienne revendicative pendant la campagne de 2016, réutilisée d’abondance dans ce même sens pendant celle de 2020 — où Donald Trump a accusé Joe Biden de « blesser la Bible, blesser Dieu et d’être contre Dieu » — la religion chrétienne s’est aussi trouvée instrumentalisée dans l’idéologie national-populiste que les campagnes de Donald Trump ont contribué à forger. Elle est devenue le dernier alibi de la défense identitaire et raciale de l’Alt-Right.
La stratégie à moyen terme de Joe Biden est bien de ramener les croyants pratiquants votant républicain vers les rives démocrates, en ‘siphonnant’ les plus centristes d’entre eux, grâce à un nouveau profil démocrate religious-friendly. Si jamais l’objectif présidentiel était atteint, même relativement, une transformation du paysage politico-religieux américain pourrait être envisagée. Pour l’instant, ce dernier est caractérisé depuis les années 1970 et selon l’analyse de Robert Wuthnow, par une répartition des électeurs entre droite et gauche, en fonction de l’intensité de leur pratique ou de leur indifférence religieuse, auxquelles nous pouvons rajouter la couleur de peau et la position de principe face à la liberté sexuelle et reproductive.
Dans cette configuration, 80 % des électeurs blancs évangéliques votent républicain depuis plus de vingt ans et ont voté à deux reprises pour Donald Trump. Cependant quelques signaux — dont le déplacement électoral de la majorité des catholiques et d’une minorité évangélique vers Joe Biden en novembre 2020 — montrent que ce paysage peut muter et que, peut-être, la politique religieuse de Joe Biden a une chance de le modifier en mettant fin à la polarisation qui l’a accompagné.
Pour caractériser la fracture religieuse actuelle entre droite et gauche, prenons le cas des catholiques, parce que plus que d’autres dénominations, ceux-ci sont un carrefour sociétal représentatif, avec leur diversité ethnique, de milieu et de cultures, leurs différents niveaux de pratique et leur sentiment variable d’appartenance confessionnelle. Représentant 23 % de la population, ils se retrouvent au diapason des majorités présidentielles, tantôt en faveur du candidat démocrate (Bill Clinton, Barack Obama, Joe Biden), tantôt en faveur du candidat républicain (Ronald Reagan, George Bush père, George Bush fils, Donald Trump).
Ils sont passés cependant d’un unanimisme démocrate qui a duré jusqu’aux années soixante, à un éparpillement politique dans lequel les catholiques blancs et pratiquants ont basculé vers les Républicains. Le vote républicain des catholiques blancs est monté à 64 % pour Donal Trump en 2016, avant de redescendre à 57 % en 2020. Il est passé à ce moment-là en dessous des 49 % pour Donald Trump pour l’ensemble des catholiques. La tradition fortement sociale des catholiques américains s’est érodée dans la guerre culturelle, sans pour autant disparaître. Les catholiques dits ethniques sont restés très démocrates (de 65 à 75 %), si l’on excepte les Latinos de Floride.
Pourtant, au-delà de leur relative modération et répartition électorale, une frange de plus en plus radicale s’est constituée, d’abord de tempérament conservateur puis adhérant au trumpisme. Cette dernière frange s’est enferrée dans une guerre politico-religieuse imaginaire, mais aux conséquences bien réelles de quasi-schisme et de psychose apocalyptique. Tout un écosystème médiatique, passablement toxique, s’est constitué dont la chaîne EWTN est un exemple, autour de la liberté religieuse piétinée, de l’avortement single-issue, du complot globaliste, de l’ennemi diabolique, homosexuel comme islamique, et du pape franc-maçon. Carlo Maria Vigano, l’ancien nonce apostolique aux Etats-Unis, est devenu un des porte-voix les plus paranoïaques de cette mouvance. Nous voici face à une Alt-right catholique, qui se considère comme une armée « de templiers (sic) combattant les forces des ténèbres du Deep State ».
Bien loin de cette hystérie dystopique, la Conférence nationale des Évêques états-uniens porte néanmoins trace de la division catholique, comme du God gap dans la guerre des partis, face à la victoire de Joe Biden et à la mise en scène de son identité catholique. Cette Conférence s’est trouvée confrontée à sa propre contradiction. Alors que le pape François félicitait en novembre le nouveau président et l’invitait « sur la base d’une foi commune » à travailler ensemble en faveur de la dignité et de l'égalité de toute l'humanité, et plus précisément au soin à apporter aux marginaux et aux pauvres, à la crise du changement climatique et à l'accueil et l'intégration des migrants, la Conférence mettait en place un groupe de travail pour évaluer son attitude future vis-à-vis du président, en tant que « président catholique ».
L’un des textes produits par ce groupe fut la déclaration plutôt circonspecte publiée par le président de la Conférence, José Gomez, le jour de l’investiture de Joe Biden. Il y soulignait ce qui dans les positions politiques de ce dernier ne correspondait pas à la doctrine catholique (avortement et question LGBTQ), tandis que l’un des piliers intellectuels du conservatisme catholique, George Weigel, s’emparait des pages de la revue First Things pour féliciter José Gomez de sa position et qualifier l’élection du deuxième président catholique des États-Unis de « défi sans précédent à la cohérence sacramentelle et morale de l'Église » et de « point d'inflexion » sur l’enjeu de « la crédibilité évangélique de l'Église ».
L’expression de « cohérence eucharistique », comme nouvel élément de langage de l’opposition catholique au président démocrate, tente une bonne partie des évêques américains. Ils lui reprochent — outre sa position libérale sur l’avortement — une série de promesses électorales concernant le remboursement de la contraception (fin de l’amendement Hyde, restauration du panier santé minimal prévu dans l’Obamacare de 2011 avec la couverture contraception) et concernant la protection légale des LGBTQ contre la discrimination pour orientation sexuelle (déblocage de l’Equality Act, laissé en suspens après son vote à la Chambre en mai 2019).
Ces positions mettraient-elles Joe Biden hors de la communion catholique ? C’est précisément l’objet du rapport du groupe de travail — dissous entretemps — remis à la commission doctrinale de la Conférence épiscopale. Même si nous n’en avons pas la teneur, il est probable que le rapport soit favorable à cette solution. Depuis des mois, plusieurs évêques catholiques ont suggéré de refuser la communion à Joe Biden en raison de son soutien à l'avortement légal, refus qu’il a essuyé occasionnellement en 2018, 2019 et en 2020. L'archevêque de Kansas City, Joseph Naumann, président du Comité des évêques américains pour les activités pro-vie et membre du groupe de travail, a profité de son homélie lors de la Vigile nationale annuelle de prière pour la vie afin de faire valoir l’argument. L'archevêque de San Francisco, Salvatore Cordileone, autre membre du groupe de travail, a fait valoir que le refus de la communion avait « un sens pour beaucoup de gens ».
Une telle position de principe sur « l’excommunication » de Joe Biden est loin d’être unanime. Elle ne met pas assez en balance tout ce qui dans le programme du nouveau président correspond aux soucis moraux et sociaux des évêques sur d’autres questions, dont celle du bien commun, de l’accueil des migrants, de la promotion des personnes, de la paix et de la gouvernance mondiale, etc. Ensuite, elle transforme l’avortement en unique critère politique et le refus d’eucharistie en arme publique, ce qu’a dénoncé l'évêque Robert McElroy de San Diego, lors d'une table ronde organisée au début du mois de février par l’Initiative on Catholic Social Thought and Public Life de l'Université de Georgetown.
D'autres évêques ont mis en garde contre une telle position de principe, comme le nouveau cardinal Wilton Gregory de Washington qui a trouvé la déclaration de José Gomez inopportune. Le cardinal Blase Cupich de Chicago, l'un des évêques nommés par le pape François, l’a même qualifiée de « mal réfléchie ». Le 30 janvier, le pape François recevait Blase Cupich en audience publique à Rome.
Pour l’heure, Il semblerait que le Saint-Siège considère Joe Biden comme une vraie opportunité — à l’inverse de ce qu’il en était pour Donald Trump — afin de faire avancer ce que sont les urgences internationales selon son agenda, comme la lutte contre la pauvreté, le droit à la mobilité des personnes, la politique environnementale, la coopération internationale, la sauvegarde de la paix. Dans ce climat, la réorientation « religieuse » de Joe Biden va trouver à Rome une oreille favorable. En interne, cette réorientation se dirige vers une coopération gouvernement fédéral-religions dans l’engagement altruiste et social, très vivace parmi les dénominations américaines, y compris évangéliques, ce qui explique qu’un certain nombre de leaders évangéliques non politiques aient soutenu la campagne de Joe Biden.
Josh Dickson, évangélique lui-même et directeur de cette campagne au titre de « l’engagement religieux pour Biden », a largement misé sur le profil pratiquant de son candidat, notamment à la Convention nationale du parti démocrate. Il a également misé sur la diversité raciale et confessionnelle des dénominations visitées par Joe Biden, face à la campagne mono-évangélique de Donald Trump. Dickson a en quelque sorte rappelé que le parti démocrate était toujours le parti du pluralisme religieux, certes encore majoritairement chrétien, mais également juif, musulman, hindou, bouddhiste, animiste.
Enfin, Josh Dickson a contourné la falaise de l’avortement, par la mise en valeur auprès des Églises d’autres thématiques à forte résonance religieuse, comme le traitement humain des immigrés, le combat contre le racisme, le combat contre le changement climatique et la destruction de l’écosystème. À l’investiture de Joe Biden, deux figures emblématiques de cette concordance religieuse ont été choisies pour la prière d’invocation, le père Leo O’Donovan, directeur de mission du Service jésuite des réfugiés, et le pasteur noir militant des droits civils, William Barber.
Depuis son investiture, Joe Biden a continué à profiler sa politique religious-friendly. Certes, son gouvernement ne comporte pas d’évangéliques blancs représentatifs — hormis Josh Dickson —, ni de musulmans, mais il est le plus « religieux » depuis la guerre froide. Non seulement le cabinet est historiquement le premier égalitaire entre hommes et femmes, mais il est aussi le plus divers racialement et religieusement : il comporte 9 catholiques (si l’on intègre John Kerry, ambassadeur pour le climat) dont le très pratiquant maire de Boston Marty Walsh, 6 juifs (dont le nouveau directeur du renseignement), 2 baptistes dont Kalama Harris (sa mère était hindoue), 1 épiscopalien (le très populaire Peter Buttigieg), 2 hindous, et 2 sans religion.
Ensuite, l’un des premiers gestes de gouvernement de Joe Biden a été de restaurer, le 14 février 2021, l’ancien office du White House Office of Faith-Based and Community Initiatives créé par l’administration de George Bush Jr et abandonné par Donald Trump, maintenant appelé le White House Office of Faith-Based and Neighborhood Partnerships, dont Joe Biden a rappelé l’historique absolument bipartisan. Non seulement Joe Biden a répondu positivement à la lettre ouverte de cinquante organisations religieuses en faveur de sa reconstitution, mais il a également nommé à sa tête Melissa Rogers comme directrice exécutive.
Melissa Rogers, elle-même baptiste et avocate spécialiste des associations religieuses, a déjà dirigé ce bureau de 2013 à 2017, pendant le second mandat du président Barack Obama. Elle a travaillé sur des programmes d’aides aux réfugiés. Elle vient de publier avec J.E Dionne, cité plus haut, l’un des plus célèbres journalistes spécialistes des relations politique-religion aux États-Unis, un long rapport produit par le Brookings Institute, A Time to Heal, A Time to Build. Ce rapport plaide pour le partenariat « positif » des groupes religieux avec le politique. Son contenu va servir de feuille de route au nouvel Office.
Il est prévu que ce dernier soit largement financé pour mettre en route une stratégie de coopération avec les groupes religieux eux-mêmes, dans la politique de soulagement sanitaire, puis de promotion sociale et éducative des communautés défavorisées et de lutte contre les inégalités raciales. Il est également prévu que cet Office serve à renforcer le pluralisme (religieux) et le respect des garanties constitutionnelles et enfin fasse progresser le développement international et le travail humanitaire mondial.
La dimension humanitaire internationale de la politique de Joe Biden est un dernier aspect à ne pas sous-estimer. Non seulement, Joe Biden a annoncé son intention de relancer le U.S. Refugee Admissions Program et d’accueillir d’ici la fin de l’année 125 000 réfugiés, mais il a nommé Samantha Power, ancienne ambassadrice des États-Unis à l’ONU, à la tête de la U.S. Agency for International Development (USAID), dotées de plusieurs milliards de dollars et qui travaille main dans la main avec des centaines d’ONG religieuses à travers le monde. L’une des premières bénéficiaires de cette aide internationale sera la population palestinienne, quand la mission diplomatique palestinienne des États-Unis sera réouverte.
Pour en revenir à la politique intérieure et à la dépolarisation de la vie politique américaine, si Joe Biden réussissait à enraciner son projet de réconciliation nationale à partir des communautés religieuses elles-mêmes, il pourrait contribuer à redistribuer le référencement religieux entre les deux, voire peut-être les trois ou quatre futurs partis en concurrence dans l’alternance électorale. Le dit référencement motiverait des choix politiques différenciés — défense de l’identité nationale, défense de la vie in utero, de la famille et de la sexualité ordonnée d’un côté, mais aussi rejet de la peine de mort et de la libre-circulation des armes, défense du bien commun et de la justice sociale, défense de l’environnement de l’autre, sans oublier une orientation elle aussi dépolarisée dans la politique internationale des États-Unis. De la sorte, la religion serait moins un facteur de déséquilibre partisan qu’un pourvoi de sens pour l’ensemble du spectre politique américain. C’est un véritable pari qui ne serait pas qu’au bénéfice du parti démocrate.
Blandine Chelini-Pont (Université d’Aix-Marseille).