Les autorités de l’Inde indépendante, en particulier Jawaharlal Nehru (1889-1964), considéraient le sécularisme comme une nécessité pour la paix, mais également une manière de se distinguer du Pakistan dont l’islamité étaient prégnante dès sa création. Toutefois, son inscription dans la Constitution ne s’est faite qu’en 1976. Par ailleurs, sa signification doit être contextualisée. En effet, le sécularisme indien n’est ni une laïcité à la française ni une neutralité à la belge. Il s’agit de la coexistence des religions présentée par ses protagonistes comme la continuité de la tradition indienne de tolérance.
En Inde, il n’y a pas de religion officielle et la Constitution garantit la non-discrimination des citoyens sur base de la race, la caste, le sexe ou le lieu de naissance. Dans le même temps, la sécularisation n’est pas une séparation de l’Église et de l’État. Ce dernier intervient, souvent de manière intrusive, dans la régulation des affaires et des institutions religieuses, comme il l’a fait pour codifier les lois hindoues en matière familiale, ou pour combattre et mettre fin au système de castes et réhabiliter les dalits (intouchables).
Dès l’indépendance, les nationalistes hindous, minoritaires en ce temps, n’ont cessé de critiquer ce sécularisme à l’indienne — le qualifiant de « pseudo-sécularisme » destiné à apaiser les musulmans. Ces derniers, à leur tour, ont déploré le « communalisme » hindou (terme qui en Inde indique le biais religieux) et la collusion entre les autorités et la politique hindoue, surtout après 1980.
Finalement, dès les années 1990, les anomalies, les contradictions et les dérives de l’État séculier permettent au nationalisme hindou de se déplacer des marges de la politique vers le centre et de promouvoir ce qui était longtemps impensable : l’anti-sécularisme. La montée en puissance d’un parti et de dirigeants anti-séculiers dans un État constitutionnellement séculier, alors que le sécularisme était considéré comme le ciment de ce pays multi-religieux, est un fait majeur du XXIème siècle dans le sous-continent indien.
Pour Nehru le sécularisme était le fondement de l’identité nationale et de la modernité. Aujourd’hui, la politique indienne s’organise autour de l’axe séculariste/anti-séculariste. C’est la nature même de l’État indien qui est en question.
Le nationalisme hindou, dès sa naissance, vise le pouvoir. Son fondateur Vinayak Damodar Savarkar (1833-1966) est un activiste anticolonial. C’est pendant une période de captivité (1911-1924) qu’il développe, pour la lutte anti-impérialiste, une doctrine nationaliste incluant des pratiques dévotionnelles et scripturaires et un anti-islamisme virulent. Pourtant, Savarkar n’est pas un fondamentaliste. Par exemple, rationaliste et athée, il rejette la dévotion sans borne pour la vache comme symbole de la nation.
Savarkar développe l’hindouité (hintudtva), une notion qui dépasse le seul hindouisme. L’hindutdva ne comporte pas seulement des éléments religieux, mais aussi des aspects culturels, linguistiques, sociaux et politiques. Il formule le hindutdva comme une version moderne du nationalisme indien qui comprend trois aspects : la race (jati), la nation (rashtra) et la civilisation (sanskriti). Il s’agit d’un hindouisme politique qui repose sur l’homogénéité de la nation et le rejet des chrétiens, mais surtout des musulmans. Ces deux composantes sont essentielles dans le nationalisme actuel.
En 1996, les nationalistes hindous du BJP émergent spectaculairement aux élections parlementaires, marginalisant le parti du Congrès qui dirigeait le pays depuis l’indépendance. C’est le début d’un changement majeur dans l’un des États séculiers les plus importants du monde non-occidental. Le BJP, BJS (Organisation du Peuple indien) jusqu’en 1980, fait partie dès sa naissance du RSS (Rashria Swayamsevak Sangh), Organisation des Volontaires nationaux, fondée en 1925. Le RSS est très hiérarchisé et composé de miliciens masculins en uniforme. Madhav Sadashiv Golwalkar (1906-1973), qui le dirige de 1940 à 1973, développe, à l’opposé de Sarvakar, l’idée selon laquelle la religion ne peut être cantonnée au domaine privé mais doit réguler la société et faire partie de la vie publique.
L’Organisation rêve d’une Inde qui engloberait l’ancien territoire des Indes britanniques et d’un âge d’or où les divisions religieuses seraient absentes. Le RSS est puissant et quadrille le pays. Il compte des millions de membres dans tout le pays et des milliers de branches locales. Les organisations affiliées se sont progressivement multipliées, dont le VHP (Vishnu Hindu Parishad) ou Conseil mondial hindou, créé en 1964, responsable des affaires religieuses et à la source des revendications Ayodhya.
Le VHP est particulièrement préoccupé par la conversion en masse vers l’islam des castes inférieures, une manière pour eux de se soustraire aux obligations de caste. Son objectif principal est de mettre en place un État hindou (Hindu Rashtra) basé sur une nation hindoue définie par une identité commune. Dans ce cadre, il considère le sécularisme comme une abomination. Le RSS a pris le pli d’appuyer ses plus brillants éléments dans l’accession au pouvoir et non de l’exercer directement.
Dès sa prise de pouvoir, le BJP lance les points essentiels de son programme anti-sécularisation : une campagne pour la construction d’un temple en l’honneur du dieu Ram (Ram janambhoomi) sur le site d’une mosquée datant du XVIème siècle à Ayodhya, dans la mesure où les nationalistes estiment que c’est le lieu de naissance du dieu Ram ; un code civil s’appliquant à tous les citoyens indiens, quelle que soit leur religion ; l’abolition, enfin, de l’autonomie du Jammu-et-Cachemire.
Il ne pourra le mener à bien qu’après 2004, lorsqu’il obtient la majorité absolue au Parlement et après la nomination de Narendra Modi au poste de Premier ministre. Ce dernier n’énonce pourtant pas ouvertement sa position anti-séculariste et la défense de l’hindutva. Ses collaborateurs s’en chargent, dont actuellement le ministre de l’Intérieur Amit Shah. Les discours de Modi portent le plus souvent sur les questions économiques, le développement et la grandeur de l’Inde.
Pour conclure, le nationalisme hindou actuel ne se résume pas à un fondamentalisme religieux. Il incarne une forme moderne et politique d’alternative au nationalisme séculier du parti du Congrès. Dans ce cadre, l’hintutva et sa charge symbolique et émotionnelle sont instrumentalisés à des fins politiques. Basé sur l’homogénéité de la nation, l’unicité du nationalisme (celui du BJP), l’éthique militaire, le racialisme et l’État centralisé, il ne peut fonctionner sans la présence de « l’Autre », le musulman, sa raison d’être depuis 1920. Actuellement 14 % de la population du pays, les musulmans ont été instrumentalisés dans la stratégie de prise de pouvoir du BJP. La polarisation, l’accent mis sur ressentiment, la peur et la haine de l’autre, voire l’hindouphobie des musulmans ont été très efficaces.
Toutefois, le BJP, tout en s’inspirant des thèmes anciens du nationalisme hindou, a fortement évolué sous l’égide de Narendra Modi. Il est un parti dédié à son leader qui cultive le culte de la personnalité et utilise avec dextérité les ressources électroniques. Narendra Modi a intégré dans ses objectifs la globalisation, l’émancipation des castes inférieures et le fédéralisme coopératif. Ils divergent de ceux des pères fondateurs mais ne remettent pas en cause les principes du nationalisme hindou. Ainsi, par exemple, l’intégration des castes inférieures consolident les ressentiments envers l’Autre musulman.
Alors que rien ne semblait arrêter la popularité du Premier ministre, la crise sanitaire due à la pandémie Covid-19, qui a mis un point d’arrêt à la croissance économique indienne, peut mettre à mal le succès du BJP. Accuser les musulmans d’en être responsables n’a pas été suffisant pour endiguer les mécontentements. Comme pour tous les pays émergents, c’est le maintien de la croissance qui garantit le maintien des dirigeants.
Firouzeh Nahavandi (Université libre de Bruxelles).