Le poids qui a été celui du pilier catholique en Belgique depuis la fin du XIXe siècle n’avait jusque-là jamais permis qu’une solution légale soit trouvée pour les femmes qui souhaitaient ou étaient contraintes de mettre un terme à leur grossesse. Le nombre d’avortements clandestins était ainsi élevé, entraînant des menaces graves pour la santé de celles qui y étaient obligées, et des risques de lourdes condamnations pénales pour les personnels soignants qui s’y livraient en bravant la loi — et pour les femmes elles-mêmes, également, en particulier les plus démunies, celles qui ne pouvaient aller avorter à l’étranger. De nombreux cas de médecins progressistes qui se mettaient en danger en accompagnant les femmes dans leur choix furent médiatisés au début des années ‘70, et en particulier celui du gynécologue namurois Willy Peers, lequel fut même incarcéré en janvier 1973 après une dénonciation anonyme, suscitant une mobilisation sans précédent en sa faveur et en faveur d’une dépénalisation.
Dans la foulée de mai ‘68 et de la sécularisation qui commence alors à connaître une première et forte accélération, la pression se relâche quelque peu, à la marge : ainsi en 1973, la liberté de prescription et de faire de la publicité pour les contraceptifs est enfin pleinement permise. Cependant, en ce qui concerne l’avortement, alors que dans d’autres pays l’interdiction est progressivement levée (en Tunisie en 1973, aux Etats-Unis par l’arrêt Roe v. Wade de la Cour suprême en 1973, en France en 1975, en Turquie en 1983, et même dans un pays de tradition catholique marquée comme l’Italie en 1978 déjà), en Belgique, les deux partis sociaux-chrétiens, flamand et francophone, continuent de verrouiller tout débat et de figer les positions dans ce délicat et très symbolique conflit des valeurs. Le monde catholique commence pourtant à se lézarder, des chrétiens se déchirent à la base, le malaise croît autant que le risque d’une fracture irrémédiable entre catholiques, en particulier au sein de mouvements féministes chrétiens attachés à la sauvegarde de la vie des femmes — alors que la distance commence à se creuser entre la vie des chrétiens dans le siècle et une hiérarchie qui leur paraît obtuse.
La Belgique apparaît ainsi comme l’un des rares pays européens, à la fin des années ’80 encore, à ne permettre en aucun cas que des femmes puissent procéder à une interruption volontaire de grossesse. En 1988, l’accord de Gouvernement du cabinet dirigé par Wilfried Martens, au lendemain des élections législatives, décide enfin de laisser au Parlement le soin de régler ce dossier. Deux ans plus tard, une proposition de loi déposée par les sénateurs Roger Lallemand, un socialiste francophone, et Lucienne Herman-Michielsen, une libérale flamande, est adoptée par les deux Chambres du Parlement, malgré le rejet social chrétien. L’interruption volontaire de grossesse est ainsi, très partiellement, dépénalisée. Un verrou symbolique a sauté dans le paysage politique belge.
Mais c’est sans compter sur le fait que pour qu’un texte de loi adopté par le législatif puisse entrer en vigueur, il lui faut obtenir la sanction royale — ainsi que l’énonce l’article 109 de la Constitution : « Le Roi sanctionne et promulgue les lois ». Une formalité, en temps normal — une coutume constitutionnelle, en termes juridiques : « Lorsqu’il sanctionne la loi, le roi est le notaire de la Nation, selon l’expression connue. Il prend acte, ni plus ni moins, de l’aboutissement du processus législatif », évoque encore, en janvier 1990, le constitutionnaliste de l’Université catholique de Louvain Francis Delpérée (Revue Générale, n° 8-9/2010). Le roi Baudouin, dont la foi catholique est intense et publiquement assumée, ne peut pourtant et ne veut, en conscience, signer ce texte — et il invoque pour justifier ce refus une liberté de conscience qu’il serait à ses dires le seul citoyen belge à ne pouvoir brandir.
Le roi épouse, dans son argumentaire, la position qui est celle de l’Église catholique : « Je crains que ce projet n’entraine une diminution sensible du respect de la vie de ceux qui sont les plus faibles. Vous comprendrez donc pourquoi je ne veux pas être associé à cette loi », écrit-il au Gouvernement. Ce faisant, le roi met ainsi le Gouvernement dans l’embarras, car il invoque une liberté de conscience individuelle pour refuser la sanction à un texte qu’il doit signer en tant que chef de l’État, ex officio. Et d’inviter dans sa lettre du 30 mars le Gouvernement et le Parlement à trouver une solution juridique qui puisse, écrit-il, concilier le droit du roi de ne pas être forcé d’agir contre sa conscience et la nécessité d’un bon fonctionnement des institutions.
L’intention de Baudouin n’était manifestement pas, contrairement à son prédécesseur Léopold Ier, de tenter d’obtenir un droit de véto (J. Stengers, L’action du Roi en Belgique depuis 1831. Pouvoir et influence, 1992, p. 112). Peut-être le roi Baudouin a-t-il lu ce qu’un siècle plus tôt l’homme d’État catholique Charles Woeste écrivait dans la Revue générale au sujet d’une prérogative royale qu’au XIXe siècle l’on voyait encore comme un instrument politique : « On dit souvent que le droit de sanction est illusoire : c’est oublier que si, en règle ordinaire, le roi ne peut se mettre en opposition avec les Chambres, ce qui du reste ne serait pas désirable, il lui serait incontestablement loisible de faire usage de cette prérogative chaque fois qu’un grand intérêt public l’exigerait » (Revue générale, juillet 1892, p. 23). Mais il en allait là de la pratique au siècle du bipartisme et du suffrage censitaire. Quelques mois avant l’épisode tumultueux d’avril 1990, le constitutionnaliste de l’Université catholique de Louvain, Francis Delpérée, n’avait-il pas indiqué que désormais, un siècle plus tard, « le véto royal est un non-sens dans notre système constitutionnel » ? (La Libre Belgique, 27.10.1989).
Mais la détermination du roi Baudouin est forte, et aucune des personnalités qui tentent alors de le faire changer d’avis ne parviendra à infléchir sa position — rédigeant en 2006 ses Mémoires, Wilfried Martens mettra dans la bouche du roi cette lourde phrase : « Vous pouvez m’envoyer le cardinal et même le pape, je ne changerai pas d’avis ». L’abdication serait la solution la plus logique. Pourtant on ne s’y résout pas. La solution viendra d’un constitutionnaliste, chef de cabinet du Premier ministre, André Alen. Il gonfle l’article constitutionnel qui organise l’impossibilité de régner du roi (article 93) d’un sens qui bien évidemment n’est pas celui qui se trouvait être dans l’esprit du Constituant. Car le roi n’est pas malade, il n’est pas formellement empêché de remplir ses fonctions, et sa situation n’a rien de comparable à celle où son père, le roi Léopold III, avait choisi de rester en Belgique en mai 1940 alors que le Gouvernement avait rejoint Londres — c’est ce même article constitutionnel qui avait alors été utilisé. De surcroît, le subterfuge imaginé par André Alen constitue un double détournement du texte constitutionnel, lequel est non seulement dévoyé de son sens, mais aussi utilisé de manière très brève, un peu plus de vingt-quatre heures, le temps que la loi soit promulguée sans la sanction royale.
Une grande partie de la classe politique y consentira néanmoins, craignant qu’autrement la société belge se polarise à nouveau, et doublement : entre adversaires et partisans de l’avortement, ainsi qu’entre adversaires et partisans du roi Baudouin, selon une ligne de partage communautaire — le souvenir douloureux de la Question royale est alors encore très vif. C’est dès lors l’ensemble des ministres qui va, en reprenant à son compte les pouvoirs royaux mis en sommeil le temps de la signature, permettre la promulgation de la loi. Sa publication, dans la nuit du 3 au 4 avril 1990, rend la crise elle aussi publique. Le Parlement, qui n’avait pas été mis au courant de l’affaire, est invité dans la foulée à faire le constat de la fin de l’impossibilité de régner du roi Baudouin.
Personne ne veut manifestement d’une crise institutionnelle grave et la solution trouvée recevra l’assentiment de nombreux parlementaires : 245 d’entre eux appuieront la décision du Gouvernement, 93 s’abstiendront et aucun parlementaire ne votera contre. Durant un peu plus d’une journée, la Belgique n’aura plus eu de souverain régnant ; en récupérant ses fonctions, le chef de l’État devra néanmoins s’attendre à devoir faire des concessions — et en effet, certaines de ses prérogatives coutumières seront ensuite progressivement rognées au fil des années. Pour autant, si la fonction royale en sortira quelque peu amoindrie, le Parlement aura lui aussi été dupe de la formule trouvée — car la tutelle du pouvoir vacant ne fut pas confiée aux Chambres réunies, contrairement à ce que prévoyait la Constitution.
Du 3 au 5 avril 1990, en raison de l’impossibilité de régner dans laquelle s’était lui-même placé le chef de l’État, les ministres réunis en conseil exercèrent les pouvoirs du roi. Ils le firent à l’instar de ce qu’il s’était passé en mai 1940 lorsque le Gouvernement exerça l’intégralité du pouvoir exécutif, du 28 mai 1940 au 20 septembre à 1944, et ce en vertu d’un simple discours prononcé alors à la radio française par le Premier ministre Hubert Pierlot puis d’un arrêté publié au Moniteur par lequel les ministres constatèrent que le roi se trouvait dans l’impossibilité de régner — le Gouvernement s’attribuant l’exercice de son pouvoir par analogie avec l’article de la Constitution qui règle la vacance du trône. En avril 1990 également, cette constatation sera faite et prendra la forme d’un arrêté, qui a toutefois ici, contrairement à son précédent de 1940, fait l’objet d’une concertation avec le souverain.
Des constitutionnalistes et autres juristes ont depuis mis en évidence le fait que la Constitution avait été quelque peu détournée de sa lettre en 1990, certains allant jusqu’à parler à cet égard de bricolage ou d’« entourloupette » — le mot fut utilisé par l’homme politique et spécialiste du droit public François Perin. C’est la gravité de la situation institutionnelle qui en aurait résulté qui a légitimé cette « douce » violence faite à la Constitution, à l’exercice du pouvoir royal et à la souveraineté parlementaire. Comme l’a écrit l’historien Jean Stengers, « l’ingéniosité dans le maniement de la Constitution a paru justifiée par la gravité de l’enjeu » (Stengers, op. cit., p. 10). Il n’en demeure pas moins que le cas de force majeure n’était pas extérieur à la personne royale, mais venait de son propre fait : pour Marc Verdussen, professeur de droit constitutionnel à l'Université catholique de Louvain, « on a utilisé un article de la Constitution pour l'appliquer à une situation qui n'a rien à voir. Ce bricolage, on y a recouru parce qu'un chef d'État a refusé d'assumer les responsabilités que lui imposait la Constitution et fait passer des préoccupations personnelles avant l'intérêt général ».
Si la formule qui a eu pour objectif de résoudre le dilemme politique a été attribuée au chef de cabinet du Premier ministre et secrétaire du Conseil des ministres, André Alen, le Premier ministre, à plusieurs reprises, a pourtant revendiqué pour lui-même la paternité de la solution imaginée. Celle-ci aurait été trouvée dans le précédent de 1940 évoqué ci-dessus et commenté dans l’ouvrage alors consulté par le chef du Gouvernement, Léopold III et le gouvernement, livre de l’historien Jean Stengers (Stengers, op. cit., p. 317). Curieusement, le bricolage ainsi imaginé ne nuira pas à l’image du roi, dont la mort prématurée, trois ans plus tard, montrera l’immense popularité — tout autant qu’elle fermera un débat institutionnel qui aurait pu s’ouvrir alors sur la sanction royale des lois.
Pourtant, le souverain se trouvait par son refus de la loi non seulement en opposition avec une majorité parlementaire, mais aussi en décalage avec de plus en plus de chrétiens dont la morale familiale se distanciait des normes de l’Église institutionnelle : parmi eux, les nombreux couples catholiques dont l’Institution romaine n’entendait pas la volonté d’adapter leur sexualité et leur rapport à la procréation au monde dans lequel ils vivaient — l’encyclique Humanae Vitae, en 1968, avait consacré la victoire de la minorité conservatrice au sein de la Commission pontificale pour l'étude de la population, de la famille et de la natalité, et creusé le fossé au sein du monde catholique, sans compter un autre élément qui y cristallisait les oppositions: l’avortement thérapeutique. Néanmoins, un verrou avait sauté : la sécularisation prononcée, le décalage de plus en plus grand entre la hiérarchie épiscopale et les pratiques des catholiques et l’évolution des mœurs en général auront raison des objections encore vivaces à la fin du XXe siècle, et la Belgique deviendra quelques années plus tard l’un des pays les plus progressistes en matière de politiques de l’intime — signant ainsi une évolution tout à fait spectaculaire.
Jean-Philippe Schreiber (Université libre de Bruxelles).