Pourquoi ce changement ? Voilà plusieurs années que le Grand Orient de Belgique était confronté à des demandes de loges inscrites à son tableau, principalement bruxelloises et surtout flamandes, visant soit à affilier des « Sœurs », soit à aller plus loin encore, en initiant des femmes au sein d’une Obédience qui jusqu’ici était restée strictement masculine dans son recrutement. Cette transformation profonde, dont on ne peut dire pour l’instant quel sera réellement son impact — au-delà de l’aspect symbolique de la chose —, permet ainsi au Grand Orient de Belgique de s’aligner sur son équivalent français, qui s’est depuis une décennie implicitement ouvert à la mixité et à la non discrimination.
Le Grand Orient de France (GODF), depuis 2010 déjà, accorde en effet à ses loges la liberté d’initier les femmes, une liberté réclamée alors depuis des décennies, mais pour laquelle jamais une majorité, avant 2010, ne s’était dégagée, malgré que des loges aient procédé à des affiliations sauvages depuis 1990 — s’attirant en retour les foudres de l’Obédience. Néanmoins, il faut le préciser, cela ne suffit pas que pour autant dans le cas du Grand Orient de Belgique, comme pour le Grand Orient de France, l’on puisse à proprement parler d’obédiences mixtes. En réalité, dans le cas belge, le Grand Orient de Belgique réaffirme la liberté et la souveraineté des loges, lesquelles pourront dorénavant en toute indépendance décider si elles affilient ou initient des femmes, ou si elle demeurent en l’état et restent donc masculines.
Le Grand Orient de Belgique connaîtra une nouvelle organisation, et sera donc désormais structuré en trois piliers, ou fédérations : une fédération masculine, où l’on n’initie que des hommes, et dont les loges affiliées décident d’accueillir ou non des Sœurs ; une fédération féminine qui n’initiera que des femmes et dont les loges affiliées décideront d’accueillir ou non des Frères ; et enfin une fédération mixte qui accueillera des Frères et des Sœurs et initiera des hommes comme des femmes. Voilà qui bouleverse le paysage de la principale Obédience du pays, qui jusqu’à présent n’autorisait qu’une faculté de visite au Sœurs — dans les loges qui permettaient ces visites, soit occasionnellement, soit systématiquement.
Modifiés par la décision du 16 février, les statuts du Grand Orient de Belgique comportent désormais en leur article premier un alinéa où l’on a remplacé « hommes » par « individus », et dans l’article trois la mention du rassemblement des loges en fédérations, soit masculine, soit féminine, soit mixte — c’est en effet cet article qui a subi les plus importantes modifications, ainsi que l’article 45. Une fois les statuts réformés entrés en vigueur, d’ici peu, les loges actuellement affiliées au Grand Orient Belgique seront d’office inscrites à la fédération des loges masculines du Grand Orient. Mais il leur suffira, sur simple déclaration de modification de leur règlement particulier, de s’inscrire à la fédération mixte du Grand Orient de Belgique. Quant aux loges de la fédération féminine, n’existant pas encore, elles devront avant d’intégrer cette fédération être reconnues par les instances du Grand Orient et obtenir un numéro d’affiliation de celui-ci.
La solution choisie, après plusieurs années de réflexion et de consultation, paraît être une solution de compromis acceptable entre des sensibilités fort différentes sur ce plan. La crainte était manifestement forte qu’une décision trop tranchée conduise à un divorce, mettant l’Obédience en péril. Il faut se rappeler, en effet, que le Grand Orient de Belgique a connu une scission importante en 1959, laquelle a durablement marqué sa mémoire. Celle-ci a conduit à la création de la Grande Loge de Belgique par cinq loges aspirant à plus de « régularité », emmenant dans leur sillage le Suprême Conseil de Belgique qui, un an plus tard, en 1960, rompit ses relations avec le Grand Orient de Belgique. La Grande Loge de Belgique, qui compte aujourd’hui 3 500 membres masculins environ, répartis sur 70 loges, fut elle-même affectée en 1979 par le départ de neuf loges qui s’en sont allées créer la Grande Loge régulière de Belgique, seule obédience belge actuellement reconnue par la Grande Loge unie d'Angleterre.
Se trouve ainsi résolu un problème que l’Obédience traînait depuis plus d’un demi-siècle, un problème qui la minait et était porteur d’une double revendication : à l’intérieur de l’Obédience, dans le chef de Frères désireux de s’ouvrir à la pluralité, mais aussi de Sœurs, à l’extérieur de celle-ci, souhaitant la rejoindre. La modification des statuts lève également les sanctions et les suspensions imposées jusqu’ici à certaines loges, lesquelles, en dérogeant aux règles alors en vigueur, ont anticipé la situation qui prévaudra à partir de ce mois de mars 2020.
Le Grand Orient de Belgique, œuvrant aux côtés de plusieurs obédiences masculines et d’une obédience strictement féminine, la Grande Loge féminine de Belgique, en permettant désormais la mixité en son sein, s’ajoute ainsi à deux autres fédérations de loges actives en Belgique et mixtes par nature : le Droit humain, constitué à 75 % de femmes ; et Lithos, une fédération de loges autonomes de création récente (2006) et qui confédère des loges féminines, masculines ou mixtes — à la condition d’y accorder la possibilité de visite aux hommes comme aux femmes. Le Grand Orient, déjà traversé par une structuration sur base linguistique — la coutume impose l’alternance des triennats de gouvernance entre un grand maître bruxellois, wallon puis flamand — sera désormais aussi structuré sur une base genrée, de sorte qu’il y aura, un jour sans doute, une grand(e) maître(sse) du Grand Orient de Belgique.
Cependant si l’Obédience se réorganise sur le papier pour épouser une structure complexe, plus qu’aujourd’hui, et si ses nouveaux statuts entrent en vigueur le 22 mars prochain, rien ne change en réalité tant qu’il n’y a pas de loge qui manifeste le souhait de modifier ses règles internes et de rejoindre la fédération mixte. En principe, rien n’est donc imposé par le Grand Orient de Belgique aux loges qui le composent, lesquelles décideront en toute autonomie de leur avenir et de leur composition. Dans l’intervalle, la fédération mixte, et a fortiori la fédération féminine, ne sont que des perspectives, non des réalités.
Dans le même temps, les germes de l’apaisement comme ceux d’une discorde nouvelle sont là, bien présents. La décision du Grand Orient de Belgique peut créer, en effet, un appel d’air. L’on pourrait imaginer que des loges entières déjà existantes au sein d’autres Obédiences rejoignent avec armes et bagages le Grand Orient de Belgique désormais réformé, ce qui porte en germe des conflits potentiels entre le Grand Orient et des Obédiences qui pourraient en être victimes — il se dit que d’ores et déjà des demandes de création de loges féminines au Grand Orient de Belgique ont été déposées, ou vont l’être sous peu. Car le Grand Orient de Belgique espère sans doute relancer son recrutement, en stagnation depuis plusieurs années, et stopper l’hémorragie — toute relative — provoquée par le départ de certains de ses membres vers des Obédiences qui pratiquent la mixité. Cependant il y a là aussi d’autres germes qui pourraient apparaître et bouleverser à terme le paysage maçonnique belge, à savoir ceux d’une future réunion des diverses obédiences libérales au sein d’une même structure coupole.
Comme l’écrit Baudouin Decharneux dans son dernier livre (« La franc-maçonnerie, une religion parmi d’autres ? », Louvain-la-Neuve, 2019), alors que la franc-maçonnerie anglaise est toujours restée strictement masculine, la franc-maçonnerie latine a dès l’origine fait une place aux femmes, au sein des loges dites d’adoption, n’accordant toutefois alors aux femmes qu’un rôle de complémentarité correspondant à l’esprit du temps. Ces loges ne survécurent pas à la Révolution française, et il fallut attendre le début du XXe siècle pour qu’une maçonnerie mixte voie le jour. La franc-maçonnerie est lente, par nature. Il n’est donc pas si surprenant que le Grand Orient de Belgique ne s’ouvre à une présence égalitaire des femmes en son sein qu’au début du XXIe siècle.
La franc-maçonnerie constitue un objet de recherche complexe. On connaît très bien son histoire, son fonctionnement, ses rites et symboles, les oppositions qu’elle a suscitées, les personnalités qui en ont fait partie autrefois. En revanche la maçonnologie, du moins telle qu’elle se pratique dans les pays latins, a de la peine à travailler sur la sociologie des maçons, dans la mesure où ceux-ci sont discrets sur leur appartenance, en particulier dans les pays où la maçonnerie libérale domine. C’est dire si la question de la mixité est difficile à objectiver en termes d’expression de la demande, de réception de la question parmi les maçons et les maçonnes, de motivations des acteurs sociaux, en terme de lien aussi avec les questions de genre telles qu’elles se posent dans d’autres secteurs de la société. Ce qui peut, du moins en partie, expliquer l’inattention des chercheurs à ce propos.
Jean-Philippe Schreiber (Université libre de Bruxelles).