Depuis l’époque byzantine, l’économie – littéralement la « gestion du foyer » (oikos) –, préoccupation incontournable pour les dirigeants monastiques, a été le plus souvent confiée à l’higoumène – le supérieur, élu à vie par les membres de la communauté – avec l’appui de l’économe, intendant de la maison-mère.
Au-delà de fluctuations parfois considérables selon l’établissement ou la période, les ressources du monastère proviennent de donations de natures variées, de rentes ; dans le passé, de droits sur l’usage de biens collectifs possédés ; de l’exploitation du domaine. Les moines participent au travail collectif : dans les vingt monastères souverains de l’Athos – tous cénobitiques à la fin du XXe siècle – la journée du moine inclut l’accomplissement d’une tâche matérielle (diakonima). Les dépenses concernent le subsidium des moines, l’entretien des bâtiments et locaux, la construction éventuelle d’édifices, l’achat de matériel ; les frais liés à l’exploitation ; les taxes ainsi que, dans le passé, des pensions versées à des fidèles donateurs ; les dépenses charitables, spécialement l’hébergement des pèlerins.
Si la quête du profit matériel – critère, pour Max Weber, de « l’action économique capitaliste » – n’a jamais représenté le principe fondateur d’un monastère orthodoxe et si certains établissements ont connu le dénuement, il convient pourtant de s’interroger sur les mécanismes par lesquels les monastères athonites ont pu, dans leur histoire, se constituer en lieux d’accumulation parfois considérable de richesses.
Dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), Weber soulignait les fondements « hautement rationnels » de l’ascétisme chrétien, « méthode de conduite » visant, selon lui, « à soustraire l’homme à (…) l’instinct (…) afin de le subordonner à la suprématie d’une volonté préméditée (…) ». Le mode de vie ascétique, la participation des moines aux tâches collectives, l’idéal d’autosuffisance tendent à limiter les dépenses du monastère. Les ressources de l’établissement, en grande partie issues de l’auto-production mais aussi de dons et de rentes peuvent, reposant sur des biens patrimoniaux, inclure des revenus réguliers et croître rapidement.
Les Actes de l’Athos nous indiquent que, dès le XIe siècle, les grands monastères de la péninsule – Lavra, Vatopaidi, Iviron, Chilandar – avaient acquis un domaine foncier important en Macédoine. À l’époque ottomane, en dépit d’exactions notables de sultans ou de hauts fonctionnaires régionaux, les dons se sont poursuivis, encouragés par un système favorable aux fondations pieuses : les monastères athonites, qui obtiennent dès le début du XVe siècle la protection du Sultan ont ainsi, au-delà de fortes fluctuations, pu conserver – parfois étendre – leurs possessions dans l’espace balkanique.
Les documents byzantins et ottomans suggèrent aussi une économie monastique reliée par une série de réseaux au monde extérieur et d’abord à la Macédoine, où les monastères possèdent établissements religieux et terres, alimentant la circulation de marchandises, de personnes, de pratiques.
L’entrée de l’Athos dans l’État-nation grec (1912-1926) a induit deux tendances contraires : l’autonomie administrative quasi-totale des monastères, leurs « privilèges » traditionnels, notamment fiscaux, sont garantis par l’État grec ; parallèlement, dans un contexte de fragmentation du Sud-Est européen en Etats-nations, certains gouvernements grecs ont tenté de mieux contrôler la péninsule – et sa population issue de nations plurielles – et convoité le patrimoine monastique. Ainsi, après la défaite militaire grecque de 1922, les monastères athonites sont contraints de céder 120 000 hectares en Macédoine.
Après une phase de déclin, les dernières décennies du XXe siècle sont marquées, sur l’Athos, par un renouveau démographique et spirituel avec l’arrivée de moines d’origines variées, dont nombre de jeunes diplômés ancrés dans la civilisation informatique. Le recensement de 2001 comptabilise 2262 moines sur la péninsule, celui de 2011, 1830 moines.
Si au début du XXIe siècle, la démarche de retrait du monde, la critique du productivisme sont toujours mis en avant par les moines, les activités monastiques s’inscrivent dans un environnement plus large auquel les monastères ne peuvent toujours échapper.
Ces établissements ont certes perdu une grande partie de leurs domaines ; ils ont cependant conservé des biens, notamment en Macédoine et en Thrace. Une partie est louée ; une petite portion est toutefois échangeable, permettant des pratiques de vente et d’achat. Ainsi, au début du XXIe siècle, le monastère de Lavra possèderait près d’un tiers de l’île de Skyros, 40 hectares sur l’île de Skopelos, une île au Nord des Sporades, un monastère en Magnésie, 700 hectares en Chalcidique. Le monastère de Vatopaidi – l’un des plus ouverts à la « modernité » au tournant des XXe-XXIe siècles – aurait consolidé sa fortune dans la seconde moitié du XXe siècle grâce à d’habiles stratégies immobilières.
Outre les dépôts bancaires, l’établissement possède un petit patrimoine foncier : plusieurs centaines d’hectares de terrains urbains en Attique, à Thessalonique, à Pella, en Thrace, 400 hectares en Chalcidique. La gestion du monastère n’est pas toujours transparente, dans certains cas, seuls l’higoumène et l’économe étant informés des opérations. Aussi, en 2008-2011, un échange asymétrique de terrains entre l’État grec et Vatopedi – au bénéfice net du monastère – s’est mué en scandale politique, témoignant de pratiques clientélistes et de corruption au sein de l’appareil d’Etat.
Une partie des terres monastiques est contestée. Aussi, l’higoumène, l’économe font-ils régulièrement appel à des avocats – souvent des laïcs – capables de les épauler devant la justice.
Les dons se poursuivent au XXIe siècle sous des formes variées, certaines ayant une dimension politique : c’est le cas des subventions accordées par les « Etats orthodoxes » – Grèce, Russie, Serbie, Roumanie, Bulgarie, Chypre… – dans le cadre d’une politique religieuse, pour affirmer une présence ethno-nationale ou géopolitique sur le terrain. Au tournant des XXe-XXIe siècles, les aides accordées à l’Athos par des acteurs étatiques s’inscrit à la lumière d’une rivalité sous-jacente entre Russie et Grèce/Union européenne. Depuis la fin du XXe siècle, l’Athos est subventionné par l’Union européenne au titre des politiques patrimoniales, de développement régional et de protection de la nature.
Si le commerce est très largement interdit sur la « Sainte Montagne » et si la plus grande partie de la production monastique est affectée à l’auto-consommation, la plupart des monastères vendent une petite part de leur production : bois, vin, liqueurs, olives, huile d’olive, miel, infusions voire désormais produits médicinaux naturels, ainsi que des objets religieux. De même que le patrimoine monastique, les produits importés et exportés depuis l’Athos échappent à l’impôt jusqu’à un certain montant.
Or, ces productions béneficient d’une bonne réputation. Pour nombre d’acheteurs, ces produits auraient des vertus bénéfiques, eu égard à la sacralité du lieu de leur production et de la sainteté des producteurs. Pour d’autres, ces biens seraient de qualité supérieure d’un point de vue écologique. La spécificité des produits monastiques commercialisés résiderait dans leur capacité à puiser dans plusieurs registres d’argumentation, à mêler don et achat, objet religieux et marchandise. Ce mécanisme – déjà pointé par l’anthropologue Filareti Kotsi dans un article de 2007 – viendrait ici rejoindre les analyses de Pierre Bourdieu, pour lequel le refoulement de la dimension commerciale de la « transaction » serait précisément l’une des caractéristiques de ce qu’il appelait « l’économie des échanges symboliques ».
Cet engouement pour les produits monastiques est valorisé par les commerçants locaux, qui utilisent l’aura de la Sainte Montagne pour développer un commerce d’objets religieux et profanes associés à l’Athos. Outre l’impact indirect des pèlerinages dans le secteur de l’hôtellerie, de la restauration, du commerce en louant leurs biens, en recrutant ouvriers, experts, les monastères restent des acteurs de l’économie régionale, en Macédoine, au début du XXIe siècle.
Pour conclure, si les valeurs monastiques et celles, matérialistes, de l’économie capitaliste sont a priori en totale contradiction, au début du XXIe siècle, des imbrications sélectives se nouent et se recomposent. L’après-communisme en Europe orientale, l’intégration européenne, l’internationalisation libérale des échanges, la révolution informatique : ces facteurs tendent à brouiller les « frontières » de l’Athos, à transformer les modes de communication avec l’extérieur, les outils de gestion des ressources et du patrimoine monastiques. Une partie des moines circule régulièrement hors de la péninsule. Exaltée comme « ilôt spirituel et naturel » dans un monde en pleine transformation, la Sainte Montagne n’est pas totalement coupée du monde.
Isabelle Depret (Université de Marmara, Turquie).