Le chiisme est une des branches principales de l’islam, considérée comme hérésie par la majorité sunnite. Il s’est constitué autour de la question capitale de la succession du prophète qui devint, à sa mort en 632, un problème non seulement religieux mais politique, et aboutit à une division de la communauté des croyants. Le clivage entre sunnites (près de 80 % des musulmans) et chiites (près de 20 % des musulmans) date de cette période. Alors que pour la majorité, le successeur devait être élu parmi les compagnons du prophète, le chiisme est basé sur l’idée que le chef des musulmans doit être un descendant de Mohammed et plus spécifiquement d’Ali, quatrième calife des sunnites et premier imam des chiites, et de sa femme Fatima, fille du prophète.
Par ailleurs, pour les chiites, le prophète aurait nommé Ali comme son successeur à de nombreuses reprises et, en particulier, au cours du sermon de Ghadir é Khom. C’est pourquoi, ils estiment que les trois premiers califes (Abou Bakr, Omar et Othman) ayant succédé au prophète sont illégitimes et usurpateurs. Néanmoins, la différence essentielle entre le sunnisme et le chiisme porte sur le rôle de l’imam (guide-guidé par Dieu) dont la mission (imamat) n’est pas de révéler une loi, mais de mettre à jour le sens caché de celle-ci. Pour les chiites, l’imam joue un rôle, sinon plus important, au moins aussi important que le prophète. La doctrine chiite postule la nécessité de l’imamat en raison du besoin permanent de l’humanité d’avoir un maître incontesté en matière religieuse, ainsi qu’un chef infaillible.
Les premiers imams avaient le droit d’exercer la direction politique autant que l’autorité religieuse, toutefois l’imamat ne dépendait pas de la souveraineté effective. En outre, les chiites n’eurent qu’exceptionnellement l’occasion de défier les sunnites et leur pouvoir politique. Toutefois, la mort de chaque imam entraîna aussi un problème de succession, finalement résolue au Xe siècle par la doctrine de l’occultation, selon laquelle le cycle de l’imamat se termine en 874 — date présumée de l’occultation du douzième imam pour les chiites duodécimains (chiisme qui prévaut en Iran). Cela implique qu’il n’y a plus d’intermédiaire humain entre le ciel et la terre et que cette situation ne prendra fin qu’au retour de l’imam caché. Toutefois, son attente n’est pas seulement celle d’une personne, mais aussi celle du dévoilement du sens de la religion et de sa Vérité, dans la mesure où il est le dépositaire de cette Vérité.
Les Iraniens prétendent que leur lien avec le chiisme remonte au début de l’islam. Toutefois, ce n’est vraiment qu’au début du XVIe siècle, sous la dynastie safavide, qu’ils deviendront chiites, souvent par la force. C’est à cette période qu’au sein du chiisme, imposé comme religion d’État pour des raisons nationalistes afin de se distinguer des ennemis ottomans, apparaît véritablement un corps de théologiens qui deviennent, en l’absence de l’imam caché, les intermédiaires entre les hommes et les imams. Néanmoins, la question des liens avec le politique et le rôle du clergé les divisent. Une majorité estime qu’en l’absence des imams, tout gouvernement est illégitime alors que qu’une partie entretient des liens — parfois difficiles — avec le pouvoir.
Par ailleurs, d’un point de vue spirituel, dès le XVIIe siècle, les religieux se répartissent en deux écoles. Celle des akhbaris pour lesquels le devoir des clercs est de transmettre la tradition du prophète et des imams sans y introduire de commentaires ou d’interprétations personnels, et celle des osulis qui estiment qu’en l’absence de l’imam caché, le plus apte des clercs peut avoir l’autorité de le représenter. C’est ce second courant qui prévaut aujourd’hui en Iran et dont s’est largement inspiré l’ayatollah Khomeiny qui, en 1979, imposa le velayat é faqih (gouvernement du jurisconsulte).
Selon Khomeiny, un chef religieux, juste et sage, qui combat pour un gouvernement islamique et en sort victorieux, est en droit de revendiquer les mêmes prérogatives que le prophète en matière de direction de la société. Ce sera le devoir du peuple d’obéir au faqih (expert en fiqh ou jurisprudence islamique) qui aura le pouvoir suprême dans le gouvernement, la gestion et le contrôle social et politique du peuple dans la lignée du prophète et du premier imam, Ali. Dans ce système, tout compromis avec la laïcité est exclu. Le pouvoir législatif appartient à Dieu et le clergé agit comme le tuteur du peuple. « Il n’y a aucune différence entre la désignation du tuteur d’un mineur et celle du tuteur de tout un peuple » écrit Khomeiny. Le velayat é faqih est une théorie politique légitimée de manière religieuse.
Parallèlement, en Iran, la question de la sécularisation suit un mouvement de balancier. Au début du XXe siècle, les intellectuels la réclament et y voient un moyen de sortir le pays du retard dans lequel il se trouve. Puis, l’avènement de la dynastie Pahlavi (1925-1979) consolide la sécularisation en imposant des réformes à tous les niveaux, en particulier de l’enseignement, du droit des femmes et de la justice. C’est ce processus que la République islamique a essayé de détricoter en imposant la souveraineté de Dieu. Toutefois, des pans entiers de la société iranienne, modernisée et/ou ayant perdu leurs illusions, résistent. La République islamique, produit hybride mélangeant les droits de Dieu et ceux du peuple, la théocratie et la démocratie, l’autorité du clergé et la souveraineté populaire, ne convainc plus les Iraniens.
Dès lors, il est possible de conclure qu’alors, qu’au XXe siècle, les tentatives de sécularisation par le haut n’ont pas réussi à convaincre une majorité de la population iranienne, aujourd’hui, les tentatives de dé-sécularisation par le haut ont paradoxalement réussi à former un courant populaire soutenant la sécularisation. En effet, les échecs (politique, économique, social…) de la République islamique et la pesanteur morale qu’elle impose ont fait naître des aspirations « sécularisantes » qui à l’échelle des pays musulmans sont assez uniques. Ces aspirations se reflètent dans les revendications des jeunes et des femmes en particulier mais aussi, de manière générale, dans celles des membres de la classe moyenne voire d’une partie du corps des théologiens — inquiète de la désaffection dont témoignent les Iraniens pour la pratique de la religion.
Firouzeh Nahavandi (Université libre de Bruxelles).