Inutile de dire que ce raisonnement est faux ; il s’agit en réalité du sophisme bien connu de l’affirmation du conséquent : si p, donc q ; or q, donc p, qui est faux (l’affirmation : « S’il pleut, le sol est mouillé » n’entraîne en rien que l’observation d’un sol mouillé permet de conclure qu’il a plu). Et donc, l’observation qu’une activité mentale de nature spirituelle engage de manière privilégiée certaines régions cérébrales ne permet en rien d’affirmer quoi que ce soit concernant l’existence de Dieu. En revanche, et c’est bien là tout l’intérêt des recherches dans le domaine qu’il est maintenant convenu d’appeler la « neurothéologie » (à l’instar de la neuroéthique, de la neuroesthétique, etc.), on peut se poser la question de savoir ce qu’il se passe dans notre cerveau quand nous avons le sentiment de vivre une expérience religieuse. Cette discipline a pris beaucoup d’ampleur au cours des dernières décennies, en grande partie en raison de l’apparition, vers le milieu des années 80, de méthodes d’imagerie cérébrale fonctionnelles qui permettent de visualiser l’activité métabolique du cerveau en action.
Grâce à ces méthodes, ainsi que d’autres telles que la stimulation cérébrale ou encore des études cliniques de patients atteints de troubles neuropsychologiques, les neuroscientifiques peuvent désormais avoir un accès privilégié au cerveau humain pour en comprendre ses mécanismes. Néanmoins, bien que ces recherches suscitent souvent un enthousiasme justifié, il faut cependant faire preuve de précaution quant à la lecture et à l’interprétation de tels résultats, tant il est vrai qu’on a parfois eu tendance à faire de la « blobologie », c’est-à-dire identifier un peu rapidement des fonctions particulières avec l’implication de régions cérébrales spécifiques, un peu à la manière de la phrénologie de Gall. Et la neurothéologie n’échappe pas à ce constat.
La plupart des études menées en neurothéologie se focalisent sur l’expérience religieuse, c’est-à-dire le ressenti subjectif lors de pratiques religieuses. Ces expériences sont souvent caractérisées par une conscience réduite de son propre corps, une diminution du sens du temps et de l’espace ainsi qu’un sentiment de connexion aux autres et au monde. Dans la littérature scientifique, on retrouve plusieurs méthodes qui ont été mises au point afin d’investiguer les corrélats neuraux associés à ce phénomène. Une première catégorie d’études compare ainsi l’activité cérébrale lors de prières, de lecture de passages religieux ou encore de visionnages de célébrations chez des personnes croyantes et chez des personnes non-croyantes, et ce grâce à la neuroimagerie. Une seconde catégorie repose sur l’étude de patients atteints de troubles neuropsychologiques ou de lésions cérébrales, ce qui permet d’investiguer dans quelle mesure les régions affectées sont impliquées dans la religiosité. Enfin, une troisième catégorie a recours à des manipulations expérimentales visant à induire des expériences mystiques chez des participants sains, en utilisant par exemple la stimulation cérébrale ou des drogues.
Le sentiment religieux a été étudié chez différents groupes de croyants : des nonnes carmélites, des nonnes franciscaines, des moines tibétains, des chrétiens danois, des chrétiens chinois, des médiums brésiliens, des évangélistes germano-chrétiens ou encore des pentecôtistes… Récemment, par exemple, Michael Ferguson et ses collaborateurs ont comparé l’activité cérébrale de croyants Mormons lors de différentes pratiques religieuses et lors d’activités contrôles non-religieuses en leur demandant à chaque fois de décrire leur expérience subjective. Les auteurs ont observé que l’expérience religieuse de ces sujets était associée à une activité au niveau du striatum, une zone cérébrale impliquée dans la récompense et le renforcement, et au niveau des aires préfrontales. Ce qui est intéressant, c’est qu’une activité au niveau du striatum a également été observée chez des chrétiens danois en réponse à des stimuli religieux ou encore chez des nonnes carmélites se remémorant une expérience mystique. Différentes religions et différentes pratiques activeraient donc des zones communes du cerveau.
Il est cependant important de noter que l’expérience religieuse est un phénomène hautement complexe impliquant des pensées, des émotions, des sensations et des comportements variés. Il n’y a donc pas une seule aire cérébrale impliquée dans l’expérience religieuse, mais tout un système, influencé par une multitude de facteurs socioculturels (pour une revue de la littérature sur le sujet, il convient de se référer à Van Elk et Aleman, 2017). Il est donc essentiel de prendre en compte le contexte dans lequel se déroule l’expérience religieuse, comme cela a été montré par l’expérience de Uffe Schjoedt et de ses collaborateurs : au sein d’un même groupe de croyants, le cerveau ne s’activait pas de la même manière selon qu’une citation était présentée comme venant d’un non-croyant ou comme provenant d’un chrétien réputé pour ses dons de guérisseur.
Toutes ces études souffrent néanmoins de nombreux problèmes méthodologiques, ce qui nécessite donc de conserver un esprit critique quant à leur interprétation. Par exemple, la plupart de ces études n’incluent pas de condition contrôle afin de vérifier si les différences observées entre deux groupes de participants (par exemple, des croyants et des non croyants) sont bien le résultat de leurs croyances religieuses. Plusieurs études ont montré que l’activité cérébrale observée en neurothéologie n’était pas spécifique à l’expérience religieuse, mais était également présente chez des individus pratiquant la méditation, ou bien lorsque l’on est plongé dans un jeu vidéo. Par ailleurs, la comparaison même de différents groupes d’individus peut poser question : quelles seraient les différences entre les athées, les agnostiques, les individus fortement impliqués dans une activité religieuse et ceux qui le sont moins, voire les croyances politiques ou le fait de croire au Père Noël ? D’autre part, ces études souffrent pour la plupart d’un échantillon de participants souvent trop faible ainsi que d’une définition et surtout d’une mesure de la religiosité et de l’expérience religieuse très floue. Cela pose un véritable problème quant à la reproductibilité de ces études et à la généralisation que l’on peut en faire.
Pour répondre de manière plus précise et surtout plus fiable à la question des corrélats neuronaux de l’expérience religieuse, ces différentes limitations doivent impérativement être prises en compte. Il serait également intéressant de mieux définir ce qui est spécifique à ce phénomène afin de pouvoir tester des hypothèses préétablies. Enfin, il est nécessaire d’intégrer cette recherche avec les données d’autres domaines d’investigation tels que la psychologie évolutive, l’anthropologie ou les sciences cognitives pour espérer comprendre la complexité de ce phénomène, si tant est qu’il existe un mécanisme neurocognitif universel permettant de l’expliquer.
En conclusion, malgré les limitations évoquées, ces recherches apportent des connaissances précieuses sur le fonctionnement de l’esprit humain, sur la nature des croyances et sur les fondements de l’expérience subjective. Cependant elles ne doivent en aucun cas être prises comme un argument contre ou en faveur de l’existence de Dieu…
Laurène Vuillaume, Emilie Caspar & Axel Cleeremans (Centre de Recherche Cognition & Neurosciences, ULB Neuroscience Institute, Université libre de Bruxelles).