C’est un mauvais procès fait là à la France, de méconnaissance de ce qu’est sa laïcité et d’ignorance de l’adhésion d’une très large majorité de Français au pacte laïque. Rien d’étonnant à cela toutefois, tant en France aussi s’illustre cette méconnaissance, que l’on trouve parfois au cœur même de son dispositif institutionnel, comme l’a attesté l’affaire du burkini l’été dernier. Il faut dire que le mot même de laïcité, investi de significations successives, est saturé de contenus divers et contradictoires et n’a pas fait réellement à ce jour l’objet d’une définition normative acceptée. Ce qui conduit d’ailleurs certains observateurs à considérer que la laïcité serait avant tout narrative, la réalité étant celle d’un régime indirect et implicite de reconnaissance des convictions ou, selon les termes de Jean-Paul Willaime, une « laïcité de reconnaissance », inégalitaire à bien des égards.
Et c’est bien là que se situe l’angle mort, à savoir faire une place en particulier à l’islam dans cette laïcité de reconnaissance, cette laïcité de principe mais toujours objet d’une tentation gallicane jamais éteinte, et ce sans trahir le projet laïque. Problème épineux, alors que, ironie de l’histoire, c’est le République elle-même qui s’est refusée à ce que sa laïcité en construction intègre l’islam, lorsqu’elle ignora l’Algérie dans le champ d’application de la loi de séparation de 1905. Problème d‘autant plus complexe que cette laïcité narrative se heurte à un autre récit, qui s’est construit à partir des années 1980 : celui d’une génération nourrissant le ressentiment, revendiquant ses racines, se construisant une identité et qui aujourd’hui, au nom de la souffrance postcoloniale et tout en cultivant le particularisme religieux, rejette l’héritage français en ce qu’il comporte de mémoire universaliste. Ces deux récits s’opposent, compliqués par l’émergence de plusieurs récits concurrents, la religion séculière du progrès ayant fait place à un retour public et politique du religieux — quelquefois convoqué par le politique lui-même. Ce qui illustre là encore que le religieux et le social sont intrinsèquement liés, ce que le rapport de la Commission Stasi avait en 2003 bien montré, qui s’est prononcé pour une laïcité sociale, luttant contre les discriminations.
La République est-elle donc un temple assiégé dont la sacralité serait en péril — au colloque du Cefrelco, Philippe Foussier faisait ainsi des francs-maçons les gardiens farouches de ce Temple ? On le sait, la laïcité est désormais prise en étau, entre ceux qui voudraient en faire un rempart culturel contre la diversité, et ceux qui y voient la cause de la discrimination qu’ils pensent subir ou dont ils souffrent — Jean-Louis Bianco parle dans son dernier ouvrage de l’« apartheid territorial, social et ethnique » que la France connaîtrait, et Belkacem Recham a évoqué au colloque la part douloureuse dans la défense de la souveraineté de la France de ses fils oubliés. Car la laïcité est en effet souvent prise à partie parce qu’elle serait responsable de la fracture qui divise la société française comme des discriminations dont souffre une partie de sa population, et on lui oppose en contrepartie des demandes de reconnaissance, au sens qu’Axel Honneth donne à ce mot.
Or, ce n’est pas parce que la République, à l’article premier de sa Constitution, proclame son indivisibilité, corollaire fondamental de sa laïcité, que l’État refuse la diversité de la Nation : au contraire, le droit français en prend acte, et exige de l’État impartial qu’il respecte cette diversité en refusant de privilégier une conviction contre une autre, tout en assurant aux citoyens le respect de leurs convictions et leur égalité devant la loi. Cette contestation de la laïcité reflète là encore une méconnaissance de ses fondements juridiques, de ce qu’elle permet et ne permet pas. Car des deux premiers articles de la loi de 1905, on ne retient souvent que le deuxième (« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ») en oubliant le premier, celui qui parle liberté et garanties et balise de manière principielle la laïcité en énonçant que la République « assure la liberté de conscience (…) (et) garantit le libre exercice des cultes ».
La laïcité, c’est la liberté, l’égalité et la fraternité. C’est la citoyenneté, somme de toutes les différences, qui refuse les notions de majorité et de minorité. C’est la défense de la loi, et de sa suprématie, fondement de l’ordre démocratique : de sorte qu’elle fait valoir sa préséance sur le prescrit religieux et permet d’éviter qu’au nom d’une croyance, quelle qu’elle soit, l’on puisse s’exempter de ses obligations de citoyen ou refuser que la loi s’impose à tous. La laïcité est alors comme un remède aux dérives, une « solution laïque » à une « question religieuse », pour paraphraser ce qu’Émile Poulat résumait au sujet de la querelle des deux France de la fin du XIXe siècle. Solution d’autant plus complexe que « les religions sont des machines à fabriquer de la différence », comme l'énonce Jean-Louis Schlegel dans son Territoires des religions.
Quant à protéger l’individu contre lui-même, ce qui se retrouve dans l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, ce fut le projet de la République, non de la laïcité. Car l’analyse est souvent oublieuse de l’histoire de la gestion de la pluralité religieuse, dans la modernité même. Rita Hermon-Belot a postulé que la genèse de l’idée laïque devait beaucoup à la pluralité propre à la France de la fin XVIIIe déjà : les débats juridiques de l’époque sont nourris de la différence protestante et juive, inaugurant la dynamique progressive de la neutralisation du religieux. L’ouvrage de Rita Hermon-Belot, Aux sources de l’idée laïque, montre ainsi combien la France s‘est à cet égard proprement coupée de sa propre expérience.
La laïcité est-elle alors un frein à l’expression de la pluralité, ou plutôt son épiphanie ? Contrairement au projet de ceux qui tentent de la détourner de son sens ou de la dévoyer, la laïcité n’a pas à vocation à refuser l’expression identitaire, pour promouvoir une société aseptisée, indifférenciée, conforme au rêve de pureté de quelques-uns, ou pour devenir un élément du patrimoine de la Nation, signifiant une part de son identité contre une prétendue menace extérieure. Car la laïcité ne concerne que l’organisation de l’État, non la société, encore moins l’entreprise : elle constitue une obligation que l’État s’impose à lui-même, et son assomption est celle de l’État ; plus l’État est faible, plus la laïcité l’est aussi.
Comme l’écrit Pierre Manent dans Situation de la France, que la religion « puisse motiver les hommes aujourd’hui, leur donner énergie et direction, c’est ce qui proprement inconcevable pour l’Européen éclairé ». Or, l’expression religieuse n’est pas un archaïsme, elle est au contraire au cœur de notre modernité, et celle-ci aurait tort de vouloir l’en congédier à coup de décrets ; la laïcité n’est pas un vaccin contre un trop plein de religion, elle n’est pas un repli défensif frileux, c’est un projet démocratique fier de son ambition égalitaire, et qui ne saurait au demeurant se confondre avec une pâle neutralité.
Pour autant, la République a-t-elle à dépasser « l’excommunication politique du religieux » par la raison publique, comme le suggère Jean-Marc Ferry dans La raison et la foi, auquel François Euvé s’est référé au cours du colloque en appelant à faire une place aux traditions convictionnelles dans le débat public et politique ? L’on peut en effet se demander si excommunication il y eut et il y a — l’actuelle élection présidentielle l’illustre, comme l’illustrent les débats éthiques particulièrement vifs ces dernières années en France comme en Europe.
Mais en revanche la République, ou la démocratie libérale, même post-séculière, serait archaïque, ou bonapartiste, si elle s’adressait à des communautés, non à des individus — faisant triompher le « temps des tribus » cher à Michel Maffesoli — ou si elle oubliait qu’il y a plus de 225 ans, Olympe de Gouges, en affirmant la femme libre et égale en droits humains, construisait déjà une part de son patrimoine juridique et symbolique. Rita Hermon-Belot, dans un texte fort, rédigé dans un contexte poignant, à savoir les attentats de Montauban et de Toulouse (2012), a ainsi rappelé que la communauté était dans l’histoire de France un corset fabriqué dans lequel on avait voulu conglutiner certains groupes de sa population.
À l’heure de la perte de légitimité des institutions religieuses, à l’heure où « les besoins religieux ne sont plus socialement reconnus » (le constat est de Patrick Cabanel dans Entre religions et laïcité), le religieux ne devrait-il pas être l’objet de l’attention soutenue des pouvoirs publics dans sa dimension seulement individuelle plutôt que collective ? Car comme l’écrit Jean-Louis Bianco, autre invité du colloque du Cefrelco, la laïcité est « désormais bien davantage une affaire de relation entre l’État et l’individu, ou entre l’État et la société, plutôt qu’une simple question de relation entre pouvoirs publics et institutions religieuses ».
Toutefois, et la France n’y est en réalité pas étrangère, le modèle européen qui se dégage est au contraire celui de la coopération et du dialogue avec les institutions religieuses, celui d’un pluralisme actif — à savoir une acceptation de la pluralité — non seulement acté, mais reconnu. Et ce jusqu’en France, en effet, où le cardinal Decourtray, dès 1988, appelait cette coopération de ses vœux, suivi par la suite par nombre d’hommes politiques et d’intellectuels… Cela s’est notamment concrétisé, en 2002, par l’ouverture d’un « dialogue institutionnel régulier » entre l’État et l’Église catholique, puis encore en 2011 par la circulaire du ministre de l’Intérieur demandant aux préfets de mettre en place des commissions départementales de la liberté religieuse, à savoir un véritable instrument de consultation des autorités religieuses.
L’on peut pourtant se demander si la notion d’utilité sociale des Églises, propre au XIXe siècle et qui a alors pour partie justifié leur reconnaissance et leur soutien dans le chef des pouvoirs publics, possède encore une quelconque actualité aujourd’hui. Car, au cœur de la société, c’est globalement en termes de droits individuels que la religion s’exhibe et que la laïcité se joue, en vertu surtout de la revendication d’individus qui se pensent de plus en plus comme des victimes d’un État qui aurait comme fonction, parmi d’autres, celle d’être réparateur. Des individus soucieux de voir leurs droits protégés, jusqu’à sommer la laïcité de faire justice à toutes les « réparations » possibles.
Ils se heurtent à la tentation qu’on d’autres d’étendre au-delà des limites de l’État et de ses collectivités le domaine de la laïcité, en particulier son souci de neutralité des services et agents publics. Dans les entreprises, bien sûr, mais aussi les Universités, les crèches…, voire l’espace urbain lui-même. Et ce par des proscriptions qui seraient, disent certains commentateurs, non seulement contraires à la liberté encadrée qui est au mitan de la laïcité, contraires à la Constitution et à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, mais aussi aux obligations internationales de la France : l’on peut, Jean-Louis Bianco l’a redit, limiter mais non généraliser l’interdiction des signes religieux, en particulier dans l’entreprise. C’est ce que la Cour de Justice de l’Union européenne de Luxembourg a rappelé récemment, en ne permettant la prohibition que dans le cas d’« une exigence professionnelle essentielle et déterminante ».
En effet, en matière de libertés individuelles, le droit interne, notamment jurisprudentiel, est aujourd’hui largement pénétré du poids du droit international ; concernant la liberté de religion, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg est déterminante et celle-ci n’a pas jugé contraire aux principes de l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme ni d’interdire la manifestation des opinions religieuses, ni de la permettre quand la restriction qui la frappait était justifiée. Elle a ainsi confirmé l’interdiction française des signes religieux ostensibles à l’école publique : car c’est l’article 9 de la Convention lui-même qui permet à l’État de restreindre la liberté de manifester sa religion, dès lors que l’exercice de cette liberté menacerait les droits fondamentaux d’autrui ou troublerait l’ordre public.
Il est difficile de faire la part entre la France, orgueilleuse fille aînée de l’Église qui a nationalisé son catholicisme, et la France qui s’est donné pour mission d’universaliser le discours des Lumières et les droits de l’homme. La frilosité à l’égard des empiètements du religieux relève davantage de la tradition anticléricale française et de la difficile intégration de l’Église dans la République que de la laïcité, laquelle est précisément sortie du giron anticlérical en 1946 puis en 1958 et a eu pour vocation de pacifier par le droit, comme l’a écrit Emile Poulat (Notre laïcité publique). La laïcité s’est en quelque sorte à son tour sécularisée, pour n’être plus du tout aujourd’hui la religion civile qu’elle fut au temps de la IIIe République, universaliste à tout crin et revendiquant religieusement sa fonction d’émancipation, par l’école, la morale indépendante et la philosophie. Pour preuve, ce n’est aujourd’hui plus vraiment à l’école que se jouent ces questions et c’est sans doute parce qu’un espace symbolique s’est libéré que d’autres dieux, plus ou moins séculiers, plus nombreux qu’avant, sont désormais revenus à la charge pour l’occuper. Et l’État, pour reprendre la formule de Philippe Portier, « n’ambitionne plus d’arracher les êtres à leur particularité pour les faire accéder à l’universel ».
Anne–Lorraine Bujon l’a montré au colloque du Cefrelco à propos des États-Unis d’Amérique, les différences entre la France et certains exemples étrangers sont partout, jusque dans la recherche de l’unité républicaine qui caractérise des États-Unis aux multiples dénominations, où le séparatisme fait historiquement peur et où la pluralité consolide le projet politique. Dans le même temps, les États-Unis, qui ont choisi la séparation plus d’un siècle avant que la France y revienne, sont le produit des mêmes Lumières et forment juridiquement une République très proche de la France laïque.
Le modèle français est-il pour autant paradigmatique et exportable ? Sans doute pas, tant chaque État a une histoire propre en matière de régulation des convictions, et tant les pays qui ont choisi de calquer la notion juridique de laïcité en copiant la Constitution de la Ve République, en particulier en Afrique subsaharienne, ne l’ont en réalité jamais appliquée. Ce qui signifie qu’il ne faut pas non plus tenter de comprendre la situation ailleurs qu’en France par le truchement du prisme, de la grille de lecture de la laïcité française, qui y est rarement d’application. Jean Baubérot l’a montré, la laïcité française se distingue moins par ses principes juridiques que parce qu’elle est le résultat de sa construction historique.
Même le Mexique ou l’Espagne, dans leur rupture anticléricale, ont finalement peu adapté du modèle français, et dans sa « solitude orgueilleuse » (Patrick Cabanel) la France a plutôt veillé à ne pas diffuser sa laïcité politique là où elle aurait naturellement pu le faire, à savoir dans le bassin méditerranéen, même si culturellement sa mission laïque y était influente. Seules la Turquie ou la Tchécoslovaquie ont peut être été françaises de ce point de vue. Car la France est irréductiblement singulière : comme l’écrit Théodore Zeldin, les Français ont fait de la France non un territoire, mais une idée, un rêve que chacun crée pour lui-même.
Patrick Cabanel a ainsi entrepris de montrer les limites de l’exportabilité du modèle français, jusqu’à pointer là où la France laïque — celle de Jules Ferry — a plutôt importé qu’exporté son entreprise de sécularisation. Et si Philippe Portier s’essaye à une typologie des formes de laïcité en Europe qui convoque la laïcité en la généralisant (laïcité juridictionnaliste, séparatiste, recognitive, trois modèles que la France aurait tous expérimentés), c’est peut-être là que son dernier et magistral ouvrage est le moins convaincant.
La religion et la laïcité ne sont pas opposées, mais elles entretiennent toutes deux un rapport particulier et ambigu à l’altérité. En France, on ne peut les penser l’une sans l’autre : hier, Tocqueville écrivait que la passion de la religion était dans ce pays la première à s’allumer et la dernière à s’éteindre ; aujourd’hui, on peut en dire autant de la laïcité… Plutôt que de rechercher un consensus, à savoir une unité politique voire même juridique sur cette question qui travaille la démocratie depuis plus de deux siècles, ne vaut-il pas mieux accepter qu’elle continue à demeurer, mais dans l’apaisement cette fois, une interrogation féconde sur elle-même de la société française ? Et ce en particulier à l’heure de débats où se joue la dialectique délicate entre l’intime et le public, telles les questions du mariage pour tous, de la PMA ou de la GPA, illustrées par Jean-Louis Schlegel.
Alors, que manque-t-il à la France pour y parvenir ? Peut-être une vraie culture du pluralisme, une société moins polarisée, au lien social moins fragile, une société plus pragmatique qu’idéologique, une société moins prompte à brandir une idée contre l’autre, un camp contre l’autre, sa christianitude contre son impossible religion civile républicaine, pour paraphraser Jean-Luc Pouthier. Une société qui, à l’instar de ses voisins européens cultiverait davantage le dialogue social et l’expression de sa diversité, entretiendrait mieux les outils de sa pacification, de sa concorde civile. Pour non seulement vivre ensemble, mais faire société ensemble, contribuant à la cohésion sociale, ce principe européen partagé que Charles Mercier évoquait au colloque, lequel s’échafaude tout d’abord à l’école, comme le mentionnait aussi Claude Thélot. Et ce afin de construire quelque chose de commun et en commun, assurant ainsi le mariage entre l’unité républicaine et la pluralité à laquelle le titre de ce très intéressant colloque parisien faisait topiquement allusion.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).