Nos sociétés sont structurées par des interdits qui sont souvent marqués par l’empreinte du religieux. La caricature, la provocation, voire l’image tout court, sont des formes de contestation de l’autorité qui proclame ces interdits — qu'il s'agisse du dogme religieux ou des institutions religieuses. « Blasphème » est dès lors le mot magique pour désigner l’offense contre ce qui est considéré comme sacré par la religion, loin de son acception littérale et originelle. En réalité, souvent, il s’agit d’autre chose. Les Monthy Python, très intelligemment, avaient ainsi défendu que La Vie de Brian, leur chef-d’oeuvre célèbre pour sa scène finale de crucifixion, interdit durant huit ans en Irlande et demeuré banni durant onze ans en Italie, était hérétique plus que blasphématoire, parce qu’il se moquait des pratiques religieuses plus que de l’idée de Dieu. Ils rejoignaient là ce que Jean-Claude Carrière, son scénariste, avait dit de la même façon de la Voie lactée de Buñuel.
Remontons aux origines. Le Lévitique (XXIV, 11-23) énonce la gravité de l’acte blasphématoire, et sa nature : « Le fils de l'Israélite blasphéma le Nom et le maudit (…).Yahvé parla à Moïse et dit : ‘Fais sortir du camp celui qui a prononcé la malédiction. Tous ceux qui l'ont entendu poseront leurs mains sur sa tête et toute la communauté le lapidera. Puis tu parleras ainsi aux Israélites (…) : Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera. Qu'il soit étranger ou citoyen, il mourra s'il blasphème le Nom’. (…) Moïse ayant ainsi parlé aux Israélites, ils firent sortir du camp celui qui avait prononcé la malédiction et ils le lapidèrent ». « Prononcé » et « maudit » sont ici les éléments essentiels de la rhétorique biblique en matière de blasphème : ils balisent le lien inextricable entre l’énonciation, la malédiction et la sanction de cette « malé-diction ».
Dans la traduction de la Bible hébraïque proposée par Segond, Exode XX, 7 se lit ainsi : « Tu ne prendras [invoqueras] point le nom de l'Éternel, ton Dieu, en vain ; car l'Éternel ne laissera point impuni celui qui prendra son nom en vain ». Ce qui devient le deuxième commandement, dans le catéchisme de l'Eglise catholique, énoncé de la façon suivante : « Son saint nom tu respecteras, fuyant blasphème et faux serment ».
Le blasphème est donc bien, dès l’origine, dans la religion du verbe qu‘est le judéo-christianisme, une parole, une parole énoncée avant d’être une parole réprimée. Cette parole énoncée est un acte langagier. Mais proférer des paroles interdites est un acte d’une gravité extrême : le nom — ineffable, dira-t-on plus tard — de Dieu ne se prononce pas, formule le Décalogue ; le blasphème, au sens premier, est donc un acte fondamentalement hérétique, puisqu’il est l’inverse parfait de la Sanctification du Nom.
D’emblée apparaît ainsi une tension entre le caractère courant et banal de cet acte langagier et la rhétorique du discours religieux, qui en fait un délit, un « crime de lèse-majesté divine », et le criminalise. L’observateur de l’histoire des pratiques sociales dans nos sociétés européennes, ne doit pourtant pas se laisser abuser par la rigueur de cette rhétorique : l’acte langagier demeure ce qu’il est, par lui-même, intentionnel ou non intentionnel, injuriant volontairement ou involontairement la religion, et ne constituant pour autant pas un blasphème, qui n’existe que par son assimilation à un péché et sa punition — puisqu’il n’est de blasphème que par la répression de la « parole impie ». Et en vérité, il y eut des variations en la matière : le blasphème ne fut pas toujours considéré comme un délit spirituel, parfois seulement comme une infraction langagière.
C’est dire qu’il s’agit là d’une question complexe, entre le prescrit de la loi religieuse et les usages sociaux de la parole impie. Elle ouvre plusieurs champs de recherche, de l’anthropologie à l’histoire de la justice criminelle, de la sociolinguistique à l’étude des religions populaires et des mentalités. Mais elle est aussi une plongée au plus intime de la religion et de ses dogmes fondamentaux, puisque le blasphème est à l’origine même du christianisme, dans la parole supposée blasphématoire du Christ en personne, qui le conduira à la Croix. Elle est enfin un bon indicateur de la place de la religion dans l’espace public et dans la culture : un baromètre en creux du degré de religiosité, de l’intensité du sentiment religieux, de la nature du sacré et des cadres de la permissivité religieuse.
Pour autant, la chose n’est pas simple : parce que le blasphème « désigne des outrances verbales d'inégale portée » et qu'il n’est pas une catégorie figée : celle-ci fut et demeure plastique, tributaire des changements de perception que les sociétés en eurent. De plus, on ne peut se laisser abuser par un terme qui n’est que le reflet de ce que l'Institution religieuse a dessiné comme frontière entre le licite et l’illicite. Il faut donc rendre compte de cette dynamique, sans être l’otage du sens premier donné au terme, et s’interroger sur les usages de ce sens, qui sont divers : le blasphème, au sens théologique littéral, n’est pas l’injure, l’exécration ou l’imprécation ; et ses contours sont fragiles dès lors que l’on veut définir ce qui n’est qu’un aspect d’un ensemble plus vaste, le sacrilège.
Cette notion fluctuante, quant à son acception, est liée aux dogmes que le blasphème protège. Comme l’écrivait Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, à l’entrée « Blasphème » : « … ce qui fut blasphème dans un pays fut souvent piété dans un autre (…) Il est triste parmi nous que ce qui est blasphème à Rome, à Notre Dame de Lorette, dans l’enceinte des chanoines de San Gennaro, soit piété dans Londres, dans Amsterdam, dans Stockholm, dans Berlin, dans Copenhague, dans Berne, dans Bâle, dans Hambourg ».
Le Blasphemy Act de 1698, dans l’Angleterre de la Royal Society, de Hobbes, Locke et Toland, assimila le blasphème à l’incroyance en visant ceux qui proclamaient la fausseté de la religion chrétienne ou mettaient en question l’inspiration divine de la Bible. Mais l’athée ne blasphème pas, puisqu’il ne reconnaît pas Dieu : il provoque le croyant. Le blasphème n’est donc pas un indicateur fiable du développement de l’athéisme à l’époque moderne, seuls les croyants blasphémant formellement — Pierre Bayle, qui jouera un rôle déterminant dans l’évolution de la notion, le rappelait au XVIIe siècle déjà quand il écrivait que le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée. Et Marguerite Yourcenar fera dire au Prieur, dans L’Oeuvre au Noir : « Pendant combien de nuits ai-je repoussé l’idée que Dieu n’est au-dessus de nous qu’un tyran ou qu’un monarque incapable, et que l’athée qui le nie est le seul homme qui ne blasphème pas ».
Jean-Philippe Schreiber (ULB).