Lundi 25 novembre 2024
jeudi 13 février 2014

Hervé Hasquin : islam et franc-maçonnerie

La mésaventure qu'a connue le secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique Hervé Hasquin, qui a vu l'un de ses textes, relatif aux rapports entre islam et franc-maçonnerie, tronqué et dévoyé de manière éhontée par une revue pourtant réputée — en l'occurrence Arabies, le mensuel du monde arabe et de la francophonie — offre l'occasion de revenir sur la thématique traitée, et qui manifestement continue de susciter un certain malaise chez d'aucuns. En consacrant un petit ouvrage à la question de l’attitude des pays d’islam à l’égard de la franc-maçonnerie, et ce dans la belle collection de poche qu’il a suscitée à l'Académie, son secrétaire perpétuel Hervé Hasquin innovait en effet doublement. D’une part il propose une synthèse originale relative aux rapports difficiles entre islam et franc-maçonnerie. Dans le même temps, il montre que contrairement aux idées reçues, c’est bien plus le défaut de démocratie que la haine religieuse qui a dans les pays de culture musulmane creusé le lit de l’acharnement à l’égard de la maçonnerie et des principes qu’elle symbolise et véhicule.

Le rejet de la franc-maçonnerie s’y explique avant tout par l’inacceptation de ce qui est assimilé, par d’aucuns, en islam, à la culture judéo-chrétienne de l’Occident et à l’idéologie des Lumières qu’il a suscitée. Car c’est en effet dans le sillage de l’expansion coloniale des puissances occidentales que la maçonnerie s’est implantée dès le XVIIIe siècle dans les pays d’islam — les comptoirs de l’Asie musulmane, le pourtour oriental et méridional méditerranéen, l’Iran et l’Afghanistan, le continent africain enfin, au départ de sa côte orientale. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, hormis l’Algérie, ces loges maçonniques accueillirent essentiellement des Européens, et une minorité de chrétiens indigènes ou de juifs, beaucoup plus rarement des musulmans.

Il en alla autrement par la suite, du fait de la libéralisation qu’entraînèrent les tanzimat ottomans — hormis sous Abdülhamid II —, du cosmopolitisme d’un Abd-el-Kader ou de la politique de libéralisation de Mehmet-Ali. La sociabilité maçonnique apparut désormais comme un lieu où l’Orient et l’Occident pouvaient dialoguer et se réconcilier. Elle renouvela et diversifia son recrutement, tout en demeurant largement tributaire d’une allégeance à des juridictions maçonniques européennes : les grandes obédiences anglaises, françaises et italiennes rivalisaient, fortes de leurs conceptions antagonistes de la maçonnerie, pour s’y réserver une influence prépondérante.

Parmi les représentants de la renaissance culturelle et religieuse musulmane de la fin du XIXe siècle, l’exemple de l’oulema persan al-Afghani ou du mufti égyptien Muhammad Abduh, avancés par Hervé Hasquin, témoignent de ce qu’il était possible de concilier une foi islamique ardente et l’appartenance à la maçonnerie. Elle ne concerna pourtant qu’une élite, très minoritaire, qui entretint là un autre rapport au colonisateur ou à l’Européen que celui de dominant à dominé. Plusieurs des représentants de cette élite jouèrent un rôle déterminant dans les mutations politiques que connurent l’Iran en 1906 et la Turquie en 1908. Ce qui n’empêcha pas Kemal Atatürk, pourtant imbu de principes défendus par la maçonnerie continentale, d’être le premier chef d’Etat « laïque » à interdire la franc-maçonnerie dans un pays musulman…

Car la franc-maçonnerie ne put jamais réellement s’épanouir durablement dans les pays d’islam : l’hostilité ira même croissant, alimentée d’abord par l’assimilation de la maçonnerie au judaïsme et au sionisme, puis par la montée en puissance du radicalisme islamique et ses condamnations religieuses. A la première fatwa antimaçonnique recensée par Hervé Hasquin, et datant de 1911, vont en succéder d’autres, nourries par le même fantasme d’une maçonnerie conspirationniste, que la fréquentation de l’antijudéo-maçonnisme chrétien et de son versant apocalyptique — par le biais de chrétiens d’Orient — contribua à alimenter. La plus connue de ces fatwas étant celle promulguée par une assemblée de jurisprudence islamique en 1978, à La Mecque, à l’occasion d’une réunion de l’Organisation de la Conférence islamique présidée par le roi Fayçal. Le collectif de savants qui a élaboré ce texte était conduit par non moins que Abdullah ibn Humayd, qui dirigeait le Conseil de la Haute Magistrature du Royaume d'Arabie saoudite, Muhammad 'Alî Al-Harkan, secrétaire général de la Ligue islamique mondiale et Abdul-'Azîz ibn 'Abdillah Ben Baz, président de l'Administration des Recherches islamiques et de l'Iftâ du Royaume d'Arabie saoudite. Cette charge antisémite et antisioniste reposait d’ailleurs sur un argumentaire que reprendra dans ses grandes lignes le mouvement terroriste islamique Hamas, dix ans plus tard, en rédigeant sa charte constitutive.

Ce mythe d’une maçonnerie conspirative a depuis pris de l’essor dans le monde musulman, alimenté, outre la propagation des pseudos Protocoles des Sages de Sion — qu’a illustrée le politologue français Pierre-André Taguieff — par des écrits d’une rare violence rhétorique, qui ont connu une très large diffusion internationale ces dernières décennies : ceux du pakistanais Islam Faruqi, de Sawfatt-al-Saqqa Amini  et Abu Habib et, enfin, du pamphlétaire turc Adnan Oktar, plus connu sous le nom de Harun Yahya, patronyme par lequel il diffuse dans le monde entier une littérature d’inspiration créationniste et négationniste. Elles ont été renforcées, selon Hervé Hasquin, par les mythes et légendes que la franc-maçonnerie elle-même — ou une certaine maçonnerie du moins — a entretenus relativement à ses origines, qui n’ont pu que rebuter une culture musulmane heurtée par les références templières notamment.

La décolonisation a entraîné un reflux de la maçonnerie en pays d’islam : « La suppression de l’Ordre, mis au ban de l’islam par les religieux et considéré comme un reliquat de l’Occident et des ingérences étrangères, offrait à peu de frais l’occasion de se draper d’un nationalisme vertueux tout en éliminant une société de pensée libre et de nature interconfessionnelle » (pp. 73-74). L’Egypte de Nasser donna le ton, puis la Tunisie, qui sous le régime de Bourguiba considéra la franc-maçonnerie comme un produit colonial et étranger. Il en alla de même au Soudan, en Algérie, en Syrie, en Irak etc… jusqu’à ce que l’Iran, où pourtant la maçonnerie était encore florissante dans les années soixante-dix, en décimât les rangs lors de la prise du pouvoir par les ayatollahs — l’ancien premier ministre du shah, le maçon Abbas Hoveyda, fut ainsi fusillé, entre autres motifs pour espionnage au profit d’Israël et appartenance à la franc-maçonnerie.

Présente aujourd’hui en Turquie, au Liban et en Jordanie, la maçonnerie ne survit plus, en Afrique du Nord, qu’au Maroc, où elle refait surface, timidement, depuis une dizaine d’années, malgré les répugnances qu’elle suscite, et qui s’affichent aujourd’hui sur les réseaux sociaux, mêlant suspicions religieuses et politiques. Et l’on peut penser avec Hervé Hasquin que tant que la franc-maçonnerie apparaîtra en pays d’islam comme une œuvre de propagation des valeurs occidentales, vantant l’athéisme et travaillant à cultiver l’hégémonisme d’un camp contre un autre, elle y aura bien peu d’avenir.

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

H. Hasquin, Les pays d’islam et la franc-maçonnerie, L’Académie en Poche, Académie royale de Belgique, Bruxelles, 2013.

(une première version de cet article a paru sur ORELA le 22 avril 2013)

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