Entraînant insidieusement son public d’une posture de provocateur, porte-voix des laissés pour compte de l’histoire, à un discours haineux enrobé de satire, l’ancien humoriste a réussi ce coup de force d’amener des dizaines de milliers de spectateurs — et bien davantage de sympathisants, par réseaux sociaux interposés — à valider le visage qu’il arbore désormais. La comparaison est frappante avec ce que fut Edouard Drumont à la fin du XIXe siècle : son indigeste « France juive », au constat comparable à celui dressé aujourd’hui par Dieudonné, à savoir un pays livré à une force occulte monstrueuse, occupant le pouvoir économique, politique, médiatique et culturel — la dite « République juive » —, fut un incroyable succès de librairie, faisant la fortune de Drumont et de son éditeur. Le pamphlétaire antisémite, fort de cette audience, devint le parangon des « anti-système », et trouva son public ; fondateur de la Ligue nationale antisémitique de France, il fut élu député d'Alger en pleine affaire Dreyfus, dirigeant à la Chambre un « groupe antisémite » fort de vingt-huit députés, avant de sombrer politiquement quelques années plus tard.
Dieudonné, mutatis mutandis, a ainsi des allures de nouveau Drumont. Son discours, à y voir de près, en constitue une version appauvrie, édulcorée et un rien moins violente. Comme lui, il fédère un public hétéroclite, d’extrême-droite, certes, mais aussi d’extrême-gauche, jusqu’à des démocrates fatigués de ne pas être entendus et des jeunes désorientés face à la complexité d’un monde qui les marginalise ou ne leur offre pas de reconnaissance sociale. Comme lui, il se joue de son audience, en éclatant la frontière entre le premier et le second degré, de façon à monétiser son succès ; il use et abuse des angoisses sociales du public, de son besoin d’explication, de sa disposition primaire à renvoyer vers une seule et unique cause les maux de notre temps. Comme lui, il est devenu l’icône du rejet des élites et a réussi à dématérialiser la haine du juif, en en faisant un fantasme social toujours plus opératoire. Comme lui, il fédère tellement que d’aucuns, plutôt que de l’ostraciser pleinement, usent de singulières contorsions pour à la fois rejeter sa violence haineuse, justifier certains de ses constats, déculpabiliser son public et s’en prendre à la répression « hystérique » qu’il subirait.
Ces attitudes ambiguës à son endroit partent souvent d’un constat commun, qui légitime en réalité le discours idéologique de Dieudonné : il existerait un « système » responsable du capitalisme et de la brutalité économique, de la spéculation, des inégalités sociales, du racisme et des discriminations, voire même de la traite négrière et de l’esclavagisme — bref, de toutes les injustices —, un système forgé par une oligarchie, à savoir une élite politique, médiatique et économique qui imposerait sa pensée unique. Dieudonné va au bout de cette logique simpliste : cette élite, ce sont les juifs. Il ne fait là que prolonger un discours né au lendemain de la Révolution française, forgé par des idéologues catholiques tout au long du XIXe siècle avant d’être condensé dans des encycliques papales, et qui a attribué à un complot — des francs-maçons, des juifs, des judéo-maçons… — la responsabilité de l’avènement de la modernité. Ce discours, synthétisé ensuite dans les Protocoles des Sages de Sion, a été popularisé par l’extrême-droite durant l’entre-deux-guerres. Il est à nouveau partout présent aujourd’hui, aux USA, en Europe centrale et orientale comme dans le monde musulman — et il déboule dans l’espace francophone de manière paradoxale, porté par un humoriste noir sympathisant avec l’extrême-droite et avec le régime des mollahs de la République islamique d’Iran.
Dieudonné ne fait pas de la provocation : le politiquement incorrect qu’il revendique joue de la perméabilité du dispositif légal en matière de liberté d’expression pour dessiner l’espace de potentialité du discours de résistance au « système », à la mondialisation et à ceux qui seraient ses inspirateurs, les juifs. Prophète et justicier, chevalier rebelle contre le système, toujours victime, il use, comble de l’ironie, des mêmes stratégies discursives que le Pape le faisait il y a cent trente ans ans en fustigeant le prétendu complot antichrétien, en le décryptant — offrant ainsi une clé de lecture des événements du monde — et en voulant faire tomber les masques de cette pieuvre tentaculaire qui enlacerait le monde et l’étoufferait, le coloniserait de l’intérieur. En plus d’un siècle, rien n’a changé : les juifs sont toujours responsables des maux d’un monde qu’ils régentent, forts de leur soif de domination et d’exploitation, usant de leur méthodes cruelles — voire diaboliques. La contre-culture postcoloniale, aujourd’hui, y ajoute un aspect supplémentaire, né de la shoah : elle conteste aux juifs un supposé monopole de la souffrance historique. C’est le « deux poids deux mesures », maître–mot de certaines représentations postcoloniales, analyse l’anthropologue Jean-Loup Amselle dans Le Monde, à savoir que l’on pourrait s’en prendre impunément aux Noirs, aux Arabes ou aux musulmans, mais qu’il serait impossible de toucher à Israël ou de rire des juifs sans être taxé d’antisémitisme.
Tout est dit quand Dieudonné a accusé le président français François Hollande, lors de sa visite d’Etat en Israël, de s’être « prosterné devant ses maîtres ». Quand le polémiste développe son discours sur un complot sioniste mondial, il ne fait en réalité qu’actualiser le mythe de la conspiration juive universelle — le thème apparaît avec limpidité dans ses interventions à la télévision iranienne, où sans recours aucun au registre de l’humour est développée une virulente rhétorique conspirationiste et antisémite. Son message a cette vertu de coaliser les ressentiments, et de rallier ainsi les héritiers de l’antisémitisme d’extrême-droite — qu’il soit d’inspiration raciale ou chrétienne —, des anti-impérialistes et des antisionistes radicaux, ainsi que des adeptes de la théorie du complot. Comme Drumont, parce qu’il joue d’une double victimisation — victime sociale de la domination tyrannique d’un « système » ; victime héroïque de l’entrave à sa liberté d’expression et donc de la censure du même système — qui ne peut que lui offrir un large courant de sympathie, Dieudonné est aujourd’hui capable de provoquer un retour de l’antisémitisme en politique, plus d’un siècle après l’affaire Dreyfus.
Ses sympathisants ne sont certes pas tous antisémites, loin de là ; mais ils le suivent et le suivront sans doute encore en métonymisant sur les juifs leur ressentiment social et leur demande sociale de contestation du « système », que Dieudonné a jusqu’à présent surtout mise en spectacle. Une fois encore, dans l’histoire de la France contemporaine, c’est le « juif » qui rassemble des haines éparses et contradictoires, et ses attributs supposés qui déploient un système d’explication universel et transhistorique. L'antisémitisme demeure, plus que jamais, une providence politique ; comme l’écrivait Charles Maurras dans l’Action française, en 1911 : « Tout paraît impossible ou affreusement difficile sans cette providence de l’antisémitisme. Si l’on n’était pas antisémite par volonté patriotique, on le deviendrait par simple sentiment d’opportunité »... CQFD.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).