Pas de commémoration sans date précise, même si l’événement qui y correspond n’a que peu de poids réel, contrairement à ses suites immédiates et lointaines ! Depuis quelques années, la fièvre commémorative monte, en écho aux grandes festivités autour de Jean Calvin en 2009, et dans l’attente de 2017, l’année jubilé qui battra tous les records en termes de culture de la mémoire. Entamée en 2008, la « décennie Luther », une initiative allemande, prépare le 500e anniversaire en mettant chaque année un thème au centre de l’attention : après l’éducation en 2010, la liberté en 2011, la musique en 2012 et la tolérance en 2013, les aspects politiques de la Réforme seront au cœur des festivités en 2014 (www.luther2017.de).
Il y a quatre ans, en 2009, le monde protestant, du moins la partie qui se reconnaît dans l’héritage calvinien et calviniste, a célébré les cinq cents ans de la naissance de Jean Calvin. Pour autant qu’il soit possible de faire la fête à un réformateur aussi trouble-fête, ennemi de tous les plaisirs (ou presque)… ! Les colloques, expositions, conférences, publications et autres activités en l’honneur de Calvin ont fleuri un peu partout, de Genève aux Etats-Unis, en passant par la France, les Pays-Bas et l’Afrique du Sud.
Martin Luther n’aura qu’à bien se tenir pour mériter un tel déferlement d’hommages en 2017, l’année du 500e anniversaire de sa Réforme. Mais le réformateur allemand n’a rien à envier à son disciple français et genevois : il est au moins aussi imposant que lui, par son caractère sanguin, par l’importance de ses écrits et par l’enthousiasme de ses disciples. Surtout, il a vécu bien avant son principal concurrent et, si de nombreux courants novateurs l’ont précédé, les débuts du protestantisme sont bien liés à lui, Martin Luther, et au bouleversement qu’il a causé, un peu malgré lui, en 1517.
De nos jours, les historiens de tous bords reconnaissent volontiers qu’en 1517 Luther n’avait pas l’intention de créer une nouvelle Eglise en dehors de l’Eglise catholique et romaine. Tout au plus voulait-il dénoncer certains abus et proposer quelques pistes de réforme. Ce jeune moine angoissé était obsédé par la question du salut de l’âme — de son âme en particulier. Ses lectures bibliques lui avaient fait comprendre que rien ne peut racheter le péché originel de l’humanité, ni les indulgences achetées à prix fort, ni le culte des saints ou de la Vierge, ni les belles déclarations des prêtres, ni les bonnes œuvres des fidèles. Rien, sauf la grâce divine. Or, celle-ci ne peut se gagner que par la foi ; ce sont les notions de sola gratia et de « justification par la foi » (sola fide), deux des principaux piliers du luthéranisme. Sola scriptura, seules les Ecritures saintes, perçues comme la parole de Dieu, peuvent être les fondements de la foi. Dans cette optique, tous les chrétiens sont logés à la même enseigne ; ils n’ont pas besoin d’un clergé investi de la mission d’intercession entre Dieu et les hommes. C’est le principe du « sacerdoce universel ».
Ces idées centrales du protestantisme luthérien ont surtout été exposées dans les écrits théologiques postérieurs de Martin Luther, notamment dans quelques grands textes parus en 1520, l’autre année clé de la Réforme. Du point du vue politique, en écho au thème de l’année Luther 2014, l’accent doit plutôt être mis sur 1521, l’année de la comparution du réformateur obtus devant la Diète de Worms — où il aurait prononcé la fameuse phrase « Je ne puis faire autrement. Que Dieu me vienne en aide ! ». L’année aussi des premiers soutiens, pratiques ou symboliques, apportés par certains princes allemands à la cause protestante. Au cours des mois à venir, il conviendra de rappeler que le protestantisme n’a connu son véritable essor que grâce aux interventions des autorités séculières, en Allemagne et ailleurs. Dans sa variante luthérienne, il s’est en effet imposé à travers de véritables Eglises territoriales fondées sur une collaboration très étroite avec le pouvoir politique.
Les luthériens vont évidemment insister sur les notions théologiques majeures de la Réforme, pendant les festivités de 2017 comme pendant les années qui précèdent le grand jubilé. Comment fêter Luther sans parler de la grâce divine, de la seule autorité de la Bible ou du sacerdoce universel ? Le poids qui sera accordé aux grandes divergences avec l’Eglise romaine rendra difficile toute forme de commémoration commune entre protestants et catholiques. Il y a quelques mois, les autorités compétentes des deux Eglises ont signé une déclaration élaborée conjointement : en vertu de ce document, elles s’engagent à mettre en avant ce qui rassemble plutôt que de ne célébrer que ce qui sépare et divise. Mais il ne s’agit pas d’un texte officiel ; il reviendra aux églises locales de le diffuser auprès de leurs membres.
Du côté catholique, des voix se sont déjà fait entendre pour souligner que 1517 peut certes être considéré par tous comme une année de vrai renouveau, mais qu’il ne faut pas pour autant gommer les aspects douloureux de la rupture et les souffrances que celle-ci a engendrées pendant cinq siècles. L’avenir nous montrera si les bonnes intentions œcuméniques survivront à l’année 2017 et comment elles réussiront à rassembler dans la commémoration les ennemis de toujours. En tout cas, le chef de l’Eglise luthérienne en Allemagne a déjà invité le pape François au jubilé…
Monique Weis (ULB).