Les Russes ne reconnaissent pas de « nation ukrainienne » et dénoncent le « mythe » de l’État-nation ukrainien. Le conflit plonge ses racines dans un différend historiographique qui concerne les origines de la Russie et de l’Ukraine à propos de la « Rus’ de Kiev » (principauté de Kiev). La conversion du prince de Kiev Vladimir le Grand au christianisme byzantin (988-989), est considérée par Moscou comme le « baptême de la Russie » alors qu’elle constitue selon Kiev l’acte fondateur de la nation ukrainienne. Selon les Russes, la Moscovie est l’héritière de la principauté de Kiev alors que les Ukrainiens considèrent celle-ci comme le premier État ukrainien et contestent la continuité historique avec la Moscovie.
L’historiographie russe est ainsi considérée comme une appropriation de l’histoire nationale afin de nier l’existence de la « nation ukrainienne » alors que, selon Moscou, l’historiographie ukrainienne est basée sur un mythe nationaliste, du révisionnisme et une falsification de l’histoire. Selon Vladimir Poutine, les Biélorusses, les Ukrainiens et les Russes ne forment qu’« un seul peuple » et Kiev est la « mère des villes Russes », reprenant la Chronique des temps passés (XIIe siècle). L’Occident tenterait de diviser la nation russe en créant artificiellement une nation ukrainienne. Vladimir Poutine doit par conséquent défendre l’unité politique, culturelle et spirituelle de l’espace russe, « menacé » par l’Occident et l’OTAN comme ce fut le cas depuis le Moyen Âge par les chevaliers teutoniques, les catholiques et les uniates (gréco-catholiques), l’État polono-lituanien, les Habsbourg et enfin l’Allemagne hitlérienne.
Les éparchies qui en Ukraine dépendaient de Constantinople furent mises sous la juridiction de l’Église de Russie par Moscou en 1686. Au XIXe siècle, la juridiction de Moscou s’étendit sur la majeure partie de l’Ukraine et la Bessarabie. Moscou assura ainsi, selon Kiev, la russification de l’Ukraine, alors qu’il s’agissait pour l’Église de Russie de réintégrer les éparchies de l’ancienne Russie kiévienne et de défendre « toutes les Russies » de l’influence du catholicisme. Une Église autocéphale d’Ukraine fut fondée à Kiev en 1921 lors de la création de l’éphémère État ukrainien indépendant (1918-1920), mais fut persécutée par les Soviétiques.
Moscou eut alors pour objet d’éradiquer tout élan national ukrainien. Les famines de 1931 à 1933 (Holodomor) firent entre deux et cinq millions de victimes, voire davantage. Famine selon les Russes, génocide selon les Ukrainiens, cette tragédie fut provoquée par la collectivisation et la destruction des exploitations agricoles traditionnelles. La Seconde Guerre mondiale constitua alors une opportunité pour les Ukrainiens de créer un État indépendant (1941). Stepan Bandera, gréco-catholique et fondateur de l’État ukrainien, collabora avec l’Allemagne, mais fut emprisonné par Hitler ainsi que d’autres nationalistes en raison de leur volonté d’indépendance à l’égard de l’Allemagne. Bandera créa la Légion ukrainienne pour lutter contre l’Union soviétique. Quant à la division militaire SS « Galičina », elle reçut le soutien de l’Église gréco-catholique afin de combattre les Soviétiques. Après la guerre, Staline éradiqua dès lors l’Église gréco-catholique.
La réhabilitation des « héros de la nation » par l’Ukraine, comme celle de Bandera, alimentera cependant la propagande de Moscou qui considère les autorités de Kiev comme des « bandéristes » et des « néofascistes ». Moscou légitime son intervention militaire en déclarant qu’il s’agit d’éradiquer le fascisme à Kiev et de « libérer » l’Ukraine. L’équation du Kremlin est la suivante : les Ukrainiens sont des Russes et ceux qui affirment le contraire sont des nazis.
L’orthodoxie fut partagée entre trois Églises après l’indépendance, l’Église autonome dépendant du patriarcat de Moscou et deux Églises non canoniques « nationales ». Une Église patriarcale fut en effet fondée par l’ancien métropolite de Kiev, Philarète. Une Église autocéphale se présenta aussi comme l’héritière de l’Église proclamée autocéphale en 1921. Notons que l’Église gréco-catholique (uniate) revendique toujours son rôle dans le processus d’émancipation nationale et sa contribution dans la lutte antisoviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. L’Église d’obédience russe tente ainsi de maintenir l’unité de l’orthodoxie « russe » et s’oppose au « séparatisme » ukrainien.
La reconnaissance en octobre 2018 par Constantinople de l’autocéphalie de l’Église unifiée de Kiev provoqua dès lors la colère de la Russie. Constantinople révoqua le rattachement en 1686 des éparchies d’Ukraine à Moscou et la Russie déclara un schisme avec le patriarcat œcuménique. En décembre 2018, l’Église d’Ukraine fut censée unifier les orthodoxes du pays et Épiphane fut nommé métropolite-primat. Enfin, en janvier 2019, le patriarche œcuménique Bartholomée accorda officiellement l’autocéphalie à Kiev en présence du président Petro Porochenko.
Kiev devint ainsi la « quinzième » Église autocéphale de la communion et est désormais destinée à devenir la deuxième Église du monde orthodoxe (en nombre de fidèles), après celle de Russie et devant celle de Roumanie. Philarète cependant refusa de reconnaître la nouvelle Église autocéphale et continue de se revendiquer primat d’un patriarcat ukrainien. L’orthodoxie en Ukraine reste par conséquent partagée entre trois Églises, à savoir l’Église autonome moscovite avec le métropolite Onuphre, l’Église unifiée autocéphale avec comme primat Épiphane et le patriarcat non canonique de Philarète.
L’autocéphalie ukrainienne constitua un casus belli pour Moscou. Elle représente la perte d’une grande partie des fidèles d’Ukraine. L’Église de Russie doit dorénavant abandonner de nombreux lieux de cultes et des monastères prestigieux ainsi que des sources de revenus considérables. Constantinople a par ailleurs modifié les rapports de forces à l’intérieur de la communion en limitant l’aire de juridiction de l’Église de Russie à la périphérie de la Fédération russe. La question de l’État-nation ukrainien est aussi au centre du débat, conformément à l’ethnophylétisme selon lequel l’autocéphalie consacre l’indépendance d’un État et la souveraineté nationale.
Selon la Russie, la décision de Constantinople fut dictée par l’Occident et la politique américaine. Bartholomée, inféodé aux lobbies de la diaspora ukrainienne, se serait discrédité en donnant raison aux nationalistes et aux « fascistes » de Kiev alors que le patriarche Cyrille est censé incarner une orthodoxie patriotique, garante de l’intégrité de la nation russe. La reconnaissance de l’autocéphalie ukrainienne ne fut, aux yeux de Moscou, qu’un exemple de plus de l’offensive « antirusse » menée par l’Occident et de la falsification de l’histoire par les autorités de Kiev.
Les Églises de Grèce, d’Alexandrie et de Chypre ont reconnu l’Église d’Ukraine. Moscou a dès lors créé un exarchat patriarcal avec juridiction en Afrique pour concurrencer Alexandrie devenu « schismatique ». Vladimir Poutine utilise son Église comme un levier diplomatique dans ses rapports de forces avec l’Occident. Il affirme que Kiev persécute l’Église de Russie, entend défendre l’unité de l’« espace historique russe » qui correspond grosso modo à l’ancienne Union soviétique et à l’aire de juridiction du patriarcat de Moscou. L’Église de Russie est considérée comme étant « menacée » par l’autocéphalisme ethnophylétique qui pourrait faire aussi des émules en Biélorussie.
Le métropolite qui dépend de Moscou, Onuphre, a demandé à Poutine de mettre fin à la guerre « fratricide » tandis que Cyrille, le patriarche de Moscou, fidèle au discours de Vladimir Poutine, a appelé à la prière pour la paix, en soulignant que l’histoire des Russes et des Ukrainiens remonte au « saint prince Vladimir » de la Rus’ de Kiev. Cyrille a néanmoins qualifié les « opposants » de la Russie de « forces du mal ». La situation de l’orthodoxie en Ukraine témoigne du problème de la question nationale dans l’orthodoxie qui est inséparable des enjeux géopolitiques et militaires. La Russie pourrait être tentée d’agiter les nationalismes dans les Balkans où se pose aussi le problème des Églises non canoniques et « autocéphales ». Une nouvelle instabilité pourrait ainsi menacer toute la région.
Olivier Gillet (Université libre de Bruxelles).