Le thème central de ce pèlerinage marial créé par les jésuites au XVIIe siècle ne pouvait être plus approprié : « Soudain, tout a changé ». Comment faire vivre l’esprit pèlerin, si particulier, reposant avant tout sur le vécu individuel et collectif, dans un monde à l’arrêt ? Par quoi remplacer les pratiques mobiles, corporelles et tactiles si caractéristiques des pèlerinages ?
L’Octave, le pèlerinage annuel dédié à Notre-Dame de Luxembourg, se déroulait cette année en mode hybride. Il s'agit là d'une avancée certaine par rapport à celui de 2020, organisé presque entièrement en mode virtuel. Entre le 24 avril et le 9 mai 2021, des messes et autres services religieux se tenaient en petit comité, sur réservation préalable. Un système de « veille » installé dans la cathédrale de Luxembourg permettait de les suivre en direct. D’autres manifestations, telles des tables rondes interconfessionnelles ou des présentations d’ouvrages de spiritualité étaient retransmises, puis archivées sur le site internet de l’Octave.
Les pèlerins virtuels pouvaient aussi faire des dons en ligne ou se procurer des souvenirs à distance. Mais le volet festif et convivial du pèlerinage, qui en fait un événement populaire au Grand-Duché et dans toute la « grande région », fit défaut cette année. Le « Maërtchen », le marché qui se déploie traditionnellement sur la place Guillaume et qui propose des objets religieux, mais aussi d’autres denrées plus profanes, garda boutique close en 2021. Pour manger des gaufres et trinquer à la santé de Notre-Dame, il faudra attendre 2022…
La composante la plus importante du pèlerinage, à savoir la marche, le fait d’exprimer sa ferveur en pas et en kilomètres, était peu présente dans l’Octave en cette année de crise sanitaire. Elle se traduit d’habitude par des processions, notamment l’impressionnante procession finale lors de laquelle la statue de Notre-Dame de Luxembourg est portée à travers les rues de la ville, mais aussi par l’arrivée quotidienne de pèlerins de toute la région. En effet, si le pèlerinage marial à la « Consolatrice des Affligés » a un caractère national indéniable, surtout depuis le rôle fédérateur de la statuette, ou plutôt de celle qu’elle a représenté dans l’opposition au régime national-socialiste, il rayonne aussi bien au-delà du territoire luxembourgeois (« grand-ducal ») proprement dit.
En temps normal, les paroissiens des quatre coins du Grand-Duché sont rejoints par des coreligionnaires de la province belge du Luxembourg, l’autre partie de l’ancien duché, qui avait choisi la Vierge de Luxembourg comme sa protectrice à la fin du XVIIe siècle. Certains marchent pendant toute une nuit et arrivent à la cathédrale au matin. Le diocèse de Metz pérégrine annuellement de manière très organisée, en compagnie de son évêque. Certaines paroisses du diocèse de Trèves fournissent également des pèlerins réguliers. Quant à Kevelaer, une ville allemande située dans la région de Clèves, aux confins des actuels Pays-Bas, elle voue une vénération toute particulière à cette Vierge depuis l’époque moderne. Cette année, tous (ou presque) durent rester à la maison…, chacun chez soi, devant son ordinateur.
Les historiens, anthropologues et sociologues qui étudient les pèlerinages dans une optique sociale large, en dépassant leurs aspects purement religieux, mettent tous l’accent sur le volet physique, sur les épreuves et leur pendant positif, la joie de l’arrivée et du rassemblement avec ses semblables. Se faire pèlerin, c’est par définition prendre la route, souffrir en chemin puis arriver, enfin, à bon port. Un corollaire important est la notion de rupture avec le quotidien, l’ordinaire, le connu. Le temps du pèlerinage n’est pas celui de tous les jours, de la vie répétitive et des idées bien ancrées.
L’aventure individuelle, qui s’enracine dans un acte de foi personnel, est aussi profondément liée au vécu collectif. Tout en singularisant le croyant, le cheminement pèlerin l’inscrit dans une communauté et renforce l’identité de groupe. Bien des pratiques pèlerines sont liées au toucher, mais en réalité, le pèlerinage est un voyage multi-sensoriel et pluridimensionnel. Les rituels, sacrés ou semi-profanes, participent à toute cette panoplie d’effets qui en font une expérience unique, parfois difficile à décrire, mais presque toujours mémorable.
Tout cela manque en 2021… et il y a là de quoi être désarçonné. Au lieu du spectacle participatif et dynamique auquel l’Octave les avait habitués, les pèlerins virtuels n’eurent droit qu’à une pièce de théâtre statique et passive. La métaphore théâtrale, que l’historien Philippe Martin a utilisée pour décrire la messe catholique, ses fastes et ses symboles, s’applique ici à une pratique qui devrait obéir à d’autres critères. Le mode de fonctionnement pèlerin n’est pas celui de la toile et des réunions en ligne, bien au contraire. Les pèlerinages, celui de Luxembourg et tous les autres, anciens ou plus récents, se remettront-ils de ce qui est vécu comme un traumatisme ?
« Soudain, tout a changé ». Le leitmotiv de l’Octave 2021 prend encore une autre connotation au regard du choix d’une femme comme principal guide spirituel. Pour la première fois dans son histoire séculaire, le pèlerinage luxembourgeois fut en effet encadré par UNE prédicatrice officielle, nommée comme telle il y a quelques mois par l’archevêque de Luxembourg. Les deux semaines de l’Octave étaient jalonnées par une douzaine de commentaires et méditations bibliques de Milly Hellers, assistante paroissiale au parcours atypique. Un vent de changement soufflait clairement sur le pèlerinage à Notre-Dame de Luxembourg, cette institution hautement traditionnelle aux accents souvent conventionnels.
Milly Hellers n’est pas une révolutionnaire, loin de là. Il n’empêche que, dans une interview réalisée pour le site de l’Octave, elle se prononce en faveur de la levée du célibat obligatoire pour les prêtres et d’un rôle renforcé des femmes au sein de l’Église. Le choix d’une telle prédicatrice aurait-il été possible en « temps normal » ? Le doute est permis… comme l’est le constat que la crise sanitaire fait bouger bien des frontières par le simple fait qu’elle brouille les repères habituels.
Tous les pèlerinages sont actuellement confrontés aux mêmes questions existentielles : Comment les prochaines éditions se dérouleront-elles ? Avec quels publics ? Quelles traces les adaptations imposées de 2020 et 2021 laisseront-elles à long terme ? Il est difficile de prévoir les détails du « monde d’après », mais l’expérience pèlerine ne sera probablement plus jamais « comme avant ». Et il y a là de quoi nourrir les réflexions des spécialistes du religieux dans toutes les disciplines.
Monique Weis (Université du Luxembourg).