Dimanche 24 novembre 2024
vendredi 2 avril 2021

La reconnaissance du bouddhisme : le chemin de l’illumination ?

Quinze ans se sont écoulés depuis qu’a été déposée la demande officielle de reconnaissance du bouddhisme en Belgique. En octobre 2020, en effet, l’Exécutif fédéral annonçait dans son Accord de Gouvernement que le bouddhisme serait reconnu « comme une organisation qui fournit une assistance morale dans une perspective philosophique non confessionnelle. » Ainsi, le bouddhisme, comme la laïcité organisée, devrait être donc reconnu durant la présente législature comme « une conception philosophique non confessionnelle », ainsi que le prévoit la Constitution (art. 181, §2). 

Cette reconnaissance implique certains avantages : les traitements et pensions de l’équivalent des « ministres » bouddhistes, à savoir ses assistants moraux dans les prisons, les hôpitaux et l’armée, seront « à la charge de l’État «  (Const., art. 181). En outre, l’article 24 de la Constitution belge entraîne que, dès le moment où le bouddhisme sera reconnu, l’enseignement du bouddhisme aura une place dans le « menu religieux » des écoles officielles. 

Carlo Luyckx, l’actuel président de l’Union bouddhique belge (UBB), s’estime « heureux » de cette prochaine reconnaissance. Sur le site internet de l’UBB, il signale l’importance d’un « traitement égal avec les autres cultes et religions, surtout au niveau de l’accès libre aux prisons, aux hôpitaux, etc. » De plus, la reconnaissance du bouddhisme répond à une réalité sociale : avec ses 150 000 pratiquants affichés, le bouddhisme n’est plus un phénomène marginal, mais une option philosophique qui a obtenu une place à part entière dans la société belge.

En outre, Carlo Luyckx souligne l’importance du bouddhisme dans les écoles. Vu l’intérêt public pour le bouddhisme mais aussi pour les pratiques comme la méditation, le yoga et le mindfulness, il y a selon lui une chance réelle que beaucoup d’élèves choisissent à l’avenir l’enseignement bouddhiste dans les écoles officielles. Dans les établissements pénitentiaires, le bouddhisme pourra aussi contribuer d’une manière significative à assurer une assistance de qualité : « Nous sommes surtout contents avec l’accès aux prisons. Nous pensons que les détenu(e)s qui apprennent le bouddhisme deviendront de meilleurs personnes quand ils/elles quitteront [la prison]. »     

La reconnaissance du bouddhisme n’est pas partagée par tous. Ainsi, l’ancien président de l’UBB, Edel Maex, a critiqué cette reconnaissance qui, selon lui, pourrait être « le pire qui arriverait [au bouddhisme]. » D’abord, la reconnaissance ne se traduira pas nécessairement, selon lui, par de l’égalité. Après tout, le bouddhisme est caractérisé par une diversité et une dynamique intérieure, qu’on ne peut pas capturer dans un structure totale et homogène. Mais une telle structure est une des conditions pour la reconnaissance. Par conséquence, il y a plusieurs d’organisations bouddhistes qui ne ressortent pas (ou qui ne veulent pas ressortir) à l’UBB et qui n’auront pas droit au financement du gouvernement. Ainsi, il faut nuancer l’idée d’un « traitement égalitaire ». 

De plus, Edel Maex indique que le financement des cultes pourrait causer une certaine « paresse » et une « conformité civile » des ministres de culte, qui se traduirait par une perte d’engagement et d’authenticité. De ce point de vue, il semble plus ‘rentable’ de ne pas financer les cultes, mais de laisser cela à la responsabilité des citoyens. Selon Edel Maex, le bouddhisme est déjà prêt pour un tel système : « La floraison du  bouddhisme dans le monde occidental prouve que [le financement] pourrait [être organisé] autrement et que les personnes caractérisées par le goodwill et l’idéalisme sont capables de prendre leurs responsabilités pour leur propre culte et sa pratique. Une reconnaissance éventuelle du bouddhisme dans le système actuel, pourrait mettre fin à cela. »

Enfin, Edel Maex note que le système actuel de la reconnaissance et du financement des cultes en Belgique est daté et anti-démocratique. Est-il juste que le gouvernement suppose que les religions et les philosophies non-confessionnelles sont essentielles pour tous les Belges et, de ce fait, soient subventionnées avec leurs moyens collectifs ? Ne serait-il pas plus juste de ne pas bétonner le financement des cultes et l’organisation des ‘cours de religion’ a priori dans la Constitution, mais de les organiser dans une forme de démocratie participative ?  

Finalement, l’on en arrive au cœur du sujet, plus précisément la question de savoir s’il est encore souhaitable de financer les cultes par des moyens collectifs. Historiquement, le système belge est redevable au Concordat de 1801, dans lequel le subventionnement du clergé par l’État servait à compenser les dommages infligés aux religions pendant la Révolution française. Le 7 février 1831, ce système a été ancré dans la Constitution belge. 

À côté de cet argument de la compensation, il y a aussi l’utilité sociale des religions et la liberté de religion qui, par le financement des cultes et selon les défenseurs du système actuel, n’est pas seulement garantie en théorie, mas aussi en pratique. Finalement, un système de reconnaissance et de subventionnement des cultes aurait un avantage pragmatique :« Dès le moment où l’on subventionne les cultes, l’on peut exercer plus de contrôle sur eux », affirme l’élue CD&V Els van Hoof, laquelle a précisément soumis au Parlement la proposition de loi visant à la reconnaissance du bouddhisme. 

Jusqu’à ce jour, tous ces arguments sont formulés afin d’asseoir la légitimation et la préservation du système de reconnaissance et de financement, mais ils ne sont pas sans poser divers problèmes. Ainsi, plusieurs cultes ne sont pas (encore) reconnus ou ne désirent pas être reconnus. En conséquence, contrôler ces cultes est difficile, sinon impossible. Et même en cas de reconnaissance, le contrôle gouvernemental n’est pas une sinécure : un tel contrôle est peu envisageable sans mettre à mal la séparation entre l’Église et l’État. 

De plus, la fonction sociale de la religion peut être questionnée. Une grande enquête menée en 2017 a montré que 68 % des Belges pensent que la religion fait plus de mal que de bien, et seulement 18 % d’entre eux sont convaincus que la religion produit de « meilleurs personnes ». Selon une autre enquête, seulement 13 % des citoyens belges défend le système actuel de subventionnement des cultes. Le consensus sur l’utilité sociale de la religion et sur son financement semble bel et bien avoir disparu au début en ce début de 21ième siècle.

L’argument de la liberté religieuse pose également problème. Ainsi que la citation d’Edel Maex évoquée ci-dessus l’exprime, cette liberté (qui n’est pas seulement une liberté de croire, mais aussi de pratiquer) peut être garantie sans subventionnement direct de l’État. Enfin, il y a l’argument de la compensation. Est-il raisonnable de présupposer que la gouvernement belge a encore une responsabilité pour des faits qui ont eu lieu il y a plus de 200 ans ?   

Aux Pays-Bas, l’on a constaté que financer les cultes sans aucune participation démocratique de citoyens n’était pas désirable. Là aussi, les cultes étaient auparavant subventionnés par l’État, et là aussi, le système avait ses racines dans le concordat de 1801. Mais à la différence de la Belgique, le gouvernement des Pays-Bas (Rijksoverheid) a mis fin à ce système en 1983 : le gouvernement batave a payé un rachat définitif et, depuis ce moment, la ‘compensation’ n’a plus de raison d’être.

Néanmoins, le fin du système n’implique pas qu’aux Pays-Bas, subventionner les cultes soit absolument interdit ou impossible. Ainsi, dans les écoles publiques (openbare scholen), sept cours convictionnels (vormingsonderwijs) sont organisés : protestant, catholique, israélite, islamique, humaniste, hindou et, depuis septembre 2018, aussi bouddhiste. Le système néerlandais est un système d’opting in : la position par défaut est de ne pas recevoir de cours de religion, mais, pour ceux qui le désirent, ces cours sont organisés sur demande. Ce système est en effet l’inverse du système belge : en Belgique (et particulièrement en Communauté flamande), la position par défaut est que tous les élèves suivent un cours de religion et l’exception y est perçue comme une anomalie.

Un autre exemple de financement aux Pays-Bas est la présence des différents cultes, parmi lesquels le bouddhisme, dans les établissements pénitentiaires. Depuis 2011, le gouvernement hollandais a ainsi nommé six assistants moraux bouddhistes à temps partiel dans les établissements pénitentiaires — et leurs traitements sont tous payés par l’État. 

La nomination des assistants moraux bouddhistes, mais aussi l’organisation de l’enseignement bouddhiste, sont des exemples d’une décision politique bottum up et non pas top down. Les assistants ne sont pas nommés parce que le bouddhisme est un culte reconnu et, par conséquence, disposerait d’un droit constitutionnel en la matière. Au contraire, les assistants moraux y sont nommés parce qu’il y existe une demande venant de la société civile — plus précisément : une demande des détenu(e)s pour une assistance bouddhiste dans les établissements pénitentiaires.

Un scénario comparable est à l’oeuvre dans les écoles publiques. Là, l’enseignement bouddhiste n’est pas organisé en raison d’un motif constitutionnel, mais il est organisé seulement s’il y a une demande venant des parents ou des élèves.

Le modèle néerlandais montre donc que la liberté religieuse peut aussi être garantie sans un système constitutionnel de subventionnement des cultes. De plus, ce modèle montre la possibilité de subventionner des ‘services sociaux religieux’ d’une manière démocratique et participative. Pouvons-nous, en Belgique, nous inspirer de ce modèle ? Ou vaudrait-il mieux préserver le système belge actuel et y inclure davantage de cultes et d’organisations fondées sur une conception philosophique non confessionnelle, comme les bouddhistes ? La reconnaissance à venir du bouddhisme ne manquera pas de (re)poser la question.

Leni Franken (Université d’Anvers).

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