Vendredi 22 novembre 2024
jeudi 28 mars 2019

La prédominance du confessionnalisme au Liban

Au Liban, le fait religieux n’est jamais du simple ressort de la sphère privée. L’assignation identitaire confessionnelle est en effet imposée aux individus dès leur naissance. Parallèlement, le repli confessionnel territorial opéré durant les années de la guerre civile (1975-1990) s’est poursuivi dans la période d’après-guerre. Récemment, ce phénomène s’est accéléré avec l’aggravation des conflits régionaux (la guerre en Syrie et au Yémen, le conflit irano-golfique) qui, en prenant l’aspect d’une lutte identitaire de type confessionnel, ont eu des répercussions sur la scène intérieure libanaise. Celles-ci se traduisent notamment par la prolifération accentuée d’idéaux confessionnels et le durcissement de l’identité religieuse, et ce dans une atmosphère de rivalité permanente entre communautés.

Au tournant de la Première Guerre mondiale, la chute de l’Empire ottoman a encouragé les puissances européennes présentes au Proche-Orient à traiter les groupes religieux comme des entités suffisamment légitimes pour former une nation dotée d’un territoire et de l’auto-détermination. Cette situation a abouti à l’émergence d’États qui vont tous hériter « d’un régime des statuts personnels laissés aux mains des différentes autorités religieuses » (Khair, Unité de l’État et droits des minorités. Étude constitutionnelle comparée au Proche-Orient, 2011, p. 22), ainsi qu’à un processus interne de construction et d’auto-perception identitaire en termes de minorité religieuses (Hanf, Le Liban en perspective comparée, 1990 ; Picaudou, La question libanaise ou les ambiguïtés fondamentales, 2004) accru par des politiques européennes d’ingérence — sous prétexte de protection de ces mêmes minorités.

En 1926, la Constitution libanaise a établi des communautés confessionnelles, c’est-à-dire des entités autonomes ayant une existence et une histoire antérieures à l’État lui-même. Les chefs de ces différentes communautés se sont vu investis d’une « importance politique parallèle, peu compatible avec la notion d’État moderne » (Rondot, Les communautés dans l’État libanais, 1979, p. 66) ; le statut personnel est régi par les tribunaux confessionnels, alors que l’enseignement revient aux communautés elles-mêmes. Cette prise de conscience du pouvoir conféré à chaque groupe, a été doublée d’une prise de possession communautaire de l’espace politique qui atteindra son apogée au cours des conflits armés entre 1975 et 1990. Bien que les amendements apportés à la Constitution en 1991 prévoient d’abroger toute discrimination fondée sur la religion, par le biais de « l’abolition progressive du confessionnalisme », ceux-ci sont restés lettre morte.

Après cette période, les espaces communs et publics (voire même les institutions publiques) se sont davantage rétrécis au profit d’espaces communautarisés. Le marquage territorial est devenu de plus en plus « naturel », s’immisçant même dans le langage politique où désormais abondent des notions distinguant ce qui est autorisé « chez nous » et « chez eux ». Si, auparavant, le confessionnalisme « tendait à être assimilé à une perversion déshonorante qu’il fallait à tout prix camoufler » (Beydoun, Le Liban. Itinéraires dans une guerre incivile, 1993, p. 91), aujourd’hui les « droits de sa communauté confessionnelle » est devenue une expression récurrente lors d’interventions publiques et de débats entre les plus hauts dirigeants de l’État.

Le 1er janvier 2019, assistant à une messe « pour la paix et la charité », la députée sunnite Roula Tabch s’est ainsi retrouvée devant le prêtre qui donnait la communion. Celui-ci a alors posé le ciboire sur sa tête comme geste de bénédiction. Alors que les gestes de « fraternité religieuse » étaient auparavant bénéfiques à leur instigateur, les critiques à l’encontre de l’élue se sont multipliées à un tel point que, après s’être rendue chez le mufti de la République « pour une explication sur les fondamentaux de l’islam et de ses préceptes », Roula Tabch a indiqué qu’elle avait de nouveau « prêté allégeance à cette religion » tout en soulignant que son action « n’était pas préméditée » et qu’elle s’est « excusée auprès de Dieu » (« Une députée sunnite de Beyrouth attaquée sur les réseaux sociaux après avoir été bénie par un prêtre », L’Orient-Le Jour, 3 janvier 2019.

Par ailleurs, le religieux s’immisce dans l’espace public dans toutes ses expressions. La Sûreté générale va jusqu’à consulter des religieux avant d’autoriser la diffusion de telle ou telle œuvre. Sur avis du Centre catholique d’Information (CCI), la Sûreté interdit des émissions ou des feuilletons télévisés, des pièces de théâtre, des films et des livres. En 2015, un rapport publié par la Fondation Maharat sur la couverture médiatique des questions religieuses dans les émissions-débats (talk-show) sociaux conclut à « l’emprise des religieux sur l’espace accordé aux thèmes socioreligieux ». Dans une étude que nous avons publiée récemment sur le contenu des journaux télévisés (Jreijiry & Abi Tamer, Le discours des journaux télévisés libanais : prolifération des références religieuses et confessionnelles, 2018), nous avons conclu que les huit chaines privées (notons que le paysage audiovisuel libanais a été remodelé, au lendemain de la guerre civile, sur un mode de partage politico-confessionnel) promeuvent la religion et les convictions religieuses comme cadre dominant d’appartenance et de référence et que ces chaînes participent ainsi à la création ou à la solidification d’identités collectives fortement fondées sur l’appartenance religieuse.

Parallèlement, les lieux publics sont réappropriés par les différentes communautés, qui tiennent à rendre encore plus visibles des signes d’appartenance autour desquels se dessinent en filigrane les frontières de chaque communauté confessionnelle. Les rues des nouveaux quartiers sont fortement investies par des signes religieux ostentatoires qui se dressent – avec l’aval des pouvoirs locaux – dans des lieux stratégiques. Il s’agit, d’un côté, de statues représentant des saints ou la Vierge et, d’un autre côté, d’édifices à contenu linguistique portant la mention de Dieu ou du Prophète ou renvoyant à des versets coraniques. De même, à l’instar de ce que font traditionnellement les mosquées, les églises utilisent de plus en plus leurs haut-parleurs à l’occasion de certaines prières ou à certaines périodes de l’année liturgique.

Ces représentations religieuses marquent le territoire public du sceau communautaire, rendant davantage visibles les frontières et la sphère d’influence de chaque confession (Jreijiry, L’image religieuse dans l’espace public libanais, 2018). Les quartiers ‘mixtes’ deviennent de plus en plus rares. Aussi, certaines municipalités interdisent les ventes immobilières entre chrétiens et musulmans. Sur un autre plan, l’interdiction de vente d’alcool est de plus en plus acceptée dans les régions à « forte sensibilité religieuse ».

Sur un autre plan, l’appartenance à une communauté religieuse étant une contrainte légale, les convictions respectives sont imposées à l’ensemble des membres, même si certains veulent les rejeter. Le Libanais « est tenu, quoique formellement et en apparence, de professer une foi quelconque, sous peine de se trouver dans une situation de vide légal au niveau du statut personnel (…) », il « ne peut pas être incroyant ou athée » (Charaf, Communautés et État, communautés dans l’État – le cas du Liban, 2009, p. 290).

En février 2009, le ministre de l’Intérieur Ziad Baroud a publié une circulaire offrant le choix aux citoyens de supprimer ou de s’abstenir de mentionner leur confession sur leur fiche d’état civil, et cela conformément à un ancien arrêté datant de l’époque du Mandat français (1936) et qui prévoit la création d’une communauté de droit commun. En dépit de cette décision, l’opposition à une telle démarche était si féroce que les responsables ultérieurs se sont abstenus de lui donner une suite juridique favorable : les quelques milliers de citoyens ayant rayé la mention de leur confession religieuse de leur registre se sont même retrouvés privés de certains droits civils.

La marge de remise en question de cette logique dominante devient de plus en plus étroite et les exemples d’enfermement se multiplient, à l’instar récemment de ce cas ayant suscité de vives réactions, notamment des menaces de mort et de lynchage à l’encontre de deux internautes ayant mis en cause un miracle attribué par un expatrié libanais au Saint-Charbel (Benjamin Barthes, « Au Liban, on ne badine pas avec saint Charbel », LeMonde.fr, 21 juillet 2018) ; ou du cas d’un homme poignardé à mort par un cheikh et ses compagnons pour avoir prononcé la phrase « Fiche la paix à mon Dieu » (L’Orient-Le Jour, « Un homme poignardé à mort à Minié pour ‘apostasie’ », 28 août 2018).

Une percée de cette emprise du religieux reste néanmoins envisageable : il s’agit de l’institution du mariage civil facultatif. Mais cette étape fondamentale et réalisable dans l’état actuel des choses demeure toujours bloquée. Relancé pour la dernière fois en février 2019 par la nouvelle ministre de l’Intérieur Raya El-Hasan (Anne-Marie El-Hage, « Mariage civil au Liban : le ‘niet’ du clergé sunnite à Raya el-Hassan », L’Orient-Le Jour, 19 février 2019), le débat autour de la question s’est vite refermé après les réactions des différents clergés (notamment sunnite, la confession de ladite ministre) allant jusqu’à qualifier d’« apostats » les responsables qui œuvreront en faveur de son adoption.

Roy Jreijiry (Université libanaise, Beyrouth).

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