La fête de l’Aïd el Kébir (grande fête), également appelée Aïd al Adha (fête du sacrifice) est, on le sait, célébrée chaque année par les musulmans dans le monde entier. Elle commémore la soumission d'Ibrahim (Abraham) à son Dieu, lorsqu’il accepte de lui sacrifier son fils unique Ismaël (Isaac dans la tradition judéo-chrétienne), à qui un mouton sera au dernier moment substitué. Lors de cette fête, les familles musulmanes sacrifient un animal, et en partagent la viande avec leurs proches et les personnes nécessiteuses de leur entourage. La fête de l’Aïd est l’occasion de grandes réjouissances.
Dans le cadre de cette fête, les familles musulmanes ont longtemps abattu des moutons à domicile. Dans un premier temps, des municipalités urbaines ont installé des containers destinés à recevoir les dépouilles des animaux abattus, avant que la prohibition de l’abattage à domicile ne soit imposée et que de nombreuses communes mettent en place des lieux d’abattage temporaires lors de l’Aïd. En 2013, la Wallonie en comptait 12, Bruxelles 4 et la Flandre 57. Ces structures ont fait débat, suscitant des plaintes — notamment pour non-respect des conditions d’hygiène —, et les protestations des associations de défense du bien-être des animaux.
Un règlement européen entré en vigueur le 1er janvier 2013 ((CE) n° 1099/2009) interdit l’abattage des animaux sans étourdissement préalable, tout en accordant aux États membres le droit de reconnaître des exceptions en faveur de l’abattage conforme à un rite religieux, à condition que celui-ci soit conduit dans un abattoir agréé et permanent. Conformément à la législation européenne, le Conseil d’État belge a estimé, dans un avis rendu le 11 juin 2015, que l'abattage des ovins sans étourdissement dans les établissements temporaires devait être interdit. Le ministre wallon en charge du bien-être animal, Carlo Di Antonio (CdH), a rejoint son homologue flamand, Ben Weyts (NV-A), dans sa décision d’interdire désormais l’abattage rituel ailleurs que dans des abattoirs fixes.
La capacité de ces abattoirs fixes est très insuffisante pour rencontrer le volume d’abattage désiré par les communautés musulmanes lors de l’Aïd. Le gouvernement bruxellois a, lui, maintenu l’organisation d’abattoirs temporaires, en octroyant à trois communes les agréments nécessaires (Anderlecht, Molenbeek-Saint-Jean et Schaerbeek), afin « d'éviter les abattages clandestins, générateurs de souffrances inutiles ». Selon la secrétaire d'État bruxelloise au Bien-être animal, Bianca Debaets (CD&V), il s'agit toutefois d'une étape intermédiaire avant de proposer une solution structurelle dès l'année prochaine.
Devant cette nouvelle situation, le Conseil des théologiens des Musulmans de Belgique, une structure intégrée à l’Exécutif des Musulmans, a rappelé que le sacrifice n’était pas obligatoire d’un point de vue théologique quand les conditions requises pour sa pratique n’étaient pas réunies, tout en appelant « les responsables des divers gouvernements régionaux belges à déployer tous les efforts nécessaires permettant aux citoyens musulmans de s’acquitter de leur rituel dans des conditions adéquates ». Le Collectif contre l'Islamophobie en Belgique (CCIB) a également déploré l'application de la législation européenne sans discussion préalable, évoquant « une pierre supplémentaire dans la construction du problème musulman ».
Plusieurs organisations musulmanes ont déposé un recours contre la décision du ministre flamand du Bien-être animal, Ben Weyts (N-VA), recours rejeté par le juge des référés de Bruxelles le 16 septembre dernier. Un appel à boycotter le sacrifice, soutenu par de nombreuses mosquées et institutions musulmanes bruxelloises et relayé sur les réseaux sociaux a, semble-t-il, été largement suivi : seules 200 inscriptions environ ont été enregistrées auprès des abattoirs temporaires de la Région bruxelloise, prévus pour en accueillir jusqu'à 1.600. Les effets conjoints de l’interdiction et du boycott ont eu un impact sensible sur les ventes d’ovins par les éleveurs wallons et flamands, qui ont fait part de leur mécontentement aux autorités face à la baisse de leur chiffre d’affaires.
Les protestations ont également pris la forme d’un rassemblement de plusieurs centaines de personnes, dont semble-t-il de nombreuses personnes âgées, le 19 septembre, place de l'Albertine à Bruxelles, pour l'action « Touche pas à mon mouton ». À cet égard, on peut relever que l’année précédente, en septembre 2014, une marche contre l’abattage rituel à l’initiative de l’organisation de défense des animaux Gaia avait rassemblé, elle, plusieurs milliers de personnes.
La mobilisation en faveur du bien-être animal croît depuis plusieurs années, ce dont témoigne notamment le renforcement de la législation européenne, même si on note qu’elle est souvent plus appuyée pour s’opposer à l’abattage rituel que pour dénoncer les conditions de vie des animaux dans l’élevage intensif. L’interdiction de l’abattage rituel dans des structures temporaires semble ainsi irréversible, eu égard à la législation européenne. Dans la mesure où les abattoirs fixes ne peuvent rencontrer la forte demande lors de l’Aïd, on assistera dès lors soit au retour des abattages clandestins soit à la diminution de la pratique, le sacrifice de l’animal étant remplacé par une offrande en argent. Le déroulement des événements de l’automne 2015 plaide plutôt pour une diminution de la pratique du sacrifice, comme l’ont remarqué plusieurs observateurs.
Cette interdiction des abattoirs temporaires pourrait-elle déboucher sur une interdiction généralisée de l’abattage sans étourdissement, donc rituel ? Nombre de pays européens (Norvège, Suède, Danemark, Islande, Suisse, Grèce, Luxembourg, ainsi que plusieurs provinces autrichiennes) n’autorisent aucune dérogation à l’interdiction de l’abattage sans étourdissement. Dans ces pays, les communautés musulmane et juive importent de la viande halal et casher en provenance de pays qui autorisent l’abattage rituel, augmentant le volume de production de ces viandes dans ces pays et, également, l’opposition qu’y suscite leur mode de production.
Le débat autour de l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement, qui se pose avec de plus en plus d’insistance en Belgique comme dans le reste de l’Europe, met aux prises deux principes : le droit à la liberté de culte et le respect du bien-être animal. Ce débat n’est pas sans en rappeler un autre, celui autour de la circoncision pour motifs religieux, qui voit s’opposer droit à la liberté de culte et respect des droits de l’enfant, en ce compris le droit à l’intégrité physique. Si jusqu’à présent l’interprétation de la Convention européenne des Droits de l’Homme est favorable à la liberté de culte, garantie en son article 9, l’évolution de la société pourrait contribuer à amener un changement. L’opinion publique paraissant particulièrement sensible à la question du bien-être animal, il paraît probable que l’abattage rituel continue à faire l’objet de restrictions ou d’interdictions de plus en plus larges.
Caroline Sägesser (Université libre de Bruxelles).