Al-Azhar est une institution millénaire, fondée au Caire sous la dynastie chiite des Fatimides. Devenue instance de référence sunnite après la suppression de ce califat par Saladin, elle exerça un rayonnement important sous les Mamelouks, atténué sous la domination des Ottomans, puis de nouveau majeur lorsque les Britanniques imposèrent leur protectorat à la fin du XIXe siècle. Ayant conservé une relative autonomie sous la monarchie des successeurs de Muhammad Ali, al-Azhar fut davantage subordonnée au pouvoir politique lors de la réforme imposée en 1961. Elle cautionna ainsi les orientations économico-sociales, diplomatiques et militaires de Nasser comme de ses successeurs.
Lors des premières manifestations révolutionnaires dans le monde arabe, en janvier 2011, le comité de la Fatwâ défendit l’obéissance à l’autorité établie, puis les savants se retranchèrent dans une position de réserve. Après la chute de Hosni Moubarak, ils présentèrent l’Université et les organismes associés comme le lieu de rassemblement des Egyptiens de toute tendance au sein d’une « Maison commune ». Cela n’empêcha pas, en privé, un proche conseiller du Saykh al-Azhar de dire qu’il était « effrayé » par les Frères musulmans et les salafistes. Aussi bien, lorsque en juillet 2013 un soulèvement populaire d’ampleur inédite fut prolongé par un coup d’Etat militaire contre le président « frériste » élu un an plus tôt, Al-Azhar lia immédiatement son destin aux nouvelles autorités, provoquant l’ire du président de l’Union mondiale des Ulémas, le shaykh Youssef al-Qaradhawî, pour qui la mobilisation contre celles-ci relevait d’un « devoir religieux individuel ».
L’institution religieuse sunnite égyptienne n’a pas été pensée sous la forme d’une hiérarchie pyramidale centralisée, mais la voix du Shaykh al-Azhar fait référence parmi les milliers d’oulémas qui s’y rattachent directement ou qui sont venus s’y former en provenance du monde entier. Le rôle de ses membres a été conçu comme celui de la conservation d’un dépôt relatif au contenu (texte coranique, sunna, jurisprudence) et aux modalités d’élaboration du savoir (sciences religieuses). Cette vocation a donné lieu à de fortes tensions internes, lorsqu’il s’est agi d’examiner l’introduction de disciplines nouvelles (langues étrangères, sciences humaines), de priver de ses titres ‘Ali Abd al-Raziq — auteur en 1925 d’un essai sur L’islam et les fondements du pouvoir qui remettait en question la vulgate selon laquelle un Etat islamique avait été envisagé dès les origines, ou de discuter la reconnaissance du jafarisme (chiite) comme cinquième école juridique de l’islam, proposition rejetée à nouveau au début des années 2010, suivie de mises en garde contre l’« embuscade » tendue par les chiites. Trois exemples qui montrent la difficulté rencontrée par ces hommes de religion à penser le rapport au temps, à l’altérité et à l’autorité, avec des outils intellectuels forgés pour l’essentiel entre le VIIIe et le XIe siècles.
Le 28 décembre 2014, lors d’un discours prononcé au sein de l’aula des savants et juristes, le général président Abd al-Fattah Sissi engagea ces derniers à une « révolution religieuse » contre une pensée dont les textes et les idées « ont été sacralisés depuis des centaines d’années » : « [J’invite] les ulémas et les shaykhs de la noble al-Azhar, le ministère des Awqaf [biens religieux de mainmorte], Dâr al-Ifta‘ [la Maison des Fatwas], à faire diligence pour en finir avec les constituants du nouveau discours religieux, en corrigeant les concepts et en présentant les choses dans leur vérité par un renouveau conscient et responsable. Celui-ci doit prendre le Livre de Dieu et la Tradition de son Envoyé comme une voie et méthode systématiques, pour préserver les valeurs de l’islam et ses constantes, inviter à la diffusion de ses enseignements tolérants, en finir avec la polarisation religieuse et doctrinale, guérir le problème de l’extrémisme et de la compréhension erronée de l’islam. »
Le propos eut un certain retentissement à l’étranger, ici pour rappeler que le militaire avait écrasé dans le sang les opposants « fréristes » au coup d’Etat, là pour reconnaître la nécessité d’un réformateur à la manière d’un Martin Luther, rôle qu’il ne paraissait cependant pas possible d’attribuer à celui qui tenait politiquement l’institution religieuse dans ses mains.
Le Shaykh Al-Azhar, Ahmad Tayyib, répondit un mois plus tard pour dénoncer une campagne qualifiée de brutale contre la formation et le patrimoine culturel de l’Université. Il visa en particulier les musulmans souhaitant l’imitation par « l’Orient » d’un « Occident » qui n’a de considération ni pour la « religion » ni pour la « création ». Il engloba dans une même critique une mouvance antagoniste, celle de la « voie de la religiosité radicale » qui impose aux fidèles des pratiques avec l’obsession des apparences. Derrière les uns comme derrière les autres, il réitéra une dénonciation, déjà formulée au début de l’automne 2014, de l’action de la main de l’étranger : « L’Occident domine le courant déliquescent et, dans le même temps, domine le courant dur et extrémiste, et ceci participe d’un jeu international contre l’Umma islamique. » Afin de mieux la défendre, il présenta al-Azhar comme l’obstacle à la réalisation des rêves du milieu « laxiste » comme du milieu « excessif ».
Cette voie « médiane » ou « modérée », revendiquée par nombre d’hommes de religion, et la crainte d’une division plus grande encore parmi les sunnites, a conduit Al-Azhar à ne pas ouvrir la porte du takfîr [la qualification de mécréance] contre les responsables de l’Etat islamique dans un rapport du mois de décembre 2014, au motif qu’ils restaient musulmans en dépit de leurs « péchés ». Réagissant à l’exécution par le feu d’un pilote jordanien prisonnier dans une cage, le jour même où un groupe se revendiquant de Daesh attaquait une nouvelle fois des soldats égyptiens dans le Sinaï, le Shaykh Al-Azhar appela à « tuer » et à « crucifier » les « terroristes ». Brûler des gens vifs ne fait pas partie de l’arsenal pénal islamique (hudûd), c’est dans ce référentiel traditionnel qu’Ahmad Tayyib entendit rester pour se faire entendre, mais sans résultat manifeste.
En dépit de nombreux appel à la paix, la violence au nom de références religieuses a pris une force nouvelle au cours de l’année 2014-2015. L’Etat islamique en concentre les principaux attributs, son existence résiste à l’explication réductrice de l’inégalité des rapports de force économiques internationaux et du caractère dictatorial et tortionnaire du régime des Assad en Syrie ou corrompu et autoritaire de l’ex-Premier ministre irakien Maliki.
Al-Azhar et d’autres autorités religieuses sunnites, dont aucune n’est totalement indépendante d’un pouvoir politique, témoignent de leur désarroi, à l’image de ces shaykhs qui ont dans un premier temps salué Daesh, force de la « révolution impétueuse des sunnites » contre le pouvoir chiite injuste avant de dire, avec Qaradhâwî, que la réalisation du projet de califat ne répondait ni au lieu ni au moment ni à la forme souhaitable. La lettre ouverte signée par des dizaines d’ulémas et adressée à celui qui s’est proclamé le nouveau calife illustre ce tourment dans lequel la question des principes et des peines, en tant que tel, n’est jamais posée car elle conduirait à fragiliser l’édifice religieux conçu dans une optique intégrale, c’est-à-dire fondé sur des textes présentés comme intouchables et des principes qualifiés d’immuables (thawâbit).
Penser les phénomènes de radicalisation contemporains à travers les grilles du déclassement social de jeunes en mal de vivre, de la déculturation, du rejet de groupes communautarisés par des discours de haine, de la realpolitik internationale qui fait fi des principaux moraux auxquels les chefs d’Etat et de gouvernement disent se référer, de l’alliance de puissants groupes financiers et industriels transnationaux, tout cela est nécessaire et utile, mais pas suffisant pour prendre la mesure des enjeux.
Les acteurs dont il a été ici fait mention ne sont pas des marginaux dans le monde tel qu’il se déploie, mais des hommes installés à des postes de responsabilité, disposant de moyens financiers et médiatiques parfois considérables. A la fin des années 1950 et dans les années 1960, les aînés dont ils se réclament, tels les shaykhs al-Bahî, al-Ghazâlî ou al-Sha‘arawî, ont disqualifié les représentants des courants libéraux, actifs durant la première moitié du XXe siècle, au prétexte que ceux-ci avaient intellectuellement collaboré avec l’ex-colonisateur. C’est leur héritage qui se joue désormais dans un contexte aux paramètres profondément modifiés où, parmi d’autres faits en (ré)émergence, s’expriment publiquement des citoyens réclamant d’être reconnus comme a-religieux (lâ-dînî).
Dominique Avon (Université du Maine/CERHIO, Le Mans).