Vendredi 22 novembre 2024
vendredi 16 janvier 2015

Le sécuritaire ne suffit plus pour lutter contre le jihadisme

Les récents attentats viennent nous rappeler les apories de la stratégie française du « tout-sécuritaire » en matière de lutte contre le jihadisme. Initiée à partir des années 1980, cette stratégie est fondée sur le triptyque suivant : surveiller, démanteler et incarcérer. Avec le développement des filières à destination de la Syrie, l’arsenal juridique a même été renforcé pour permettre de mieux prévenir et réprimer le terrorisme avec le projet de loi porté par le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve, adopté le 17 septembre 2014, pourtant critiqué par le syndicat de la magistrature et Reporters sans Frontières. A leurs yeux, en effet, cette loi constitue une atteinte aux libertés publiques, par ses mesures dérogatoires au droit commun.

Si cette politique a permis d’éviter nombres d’attentats, elle n’a pas empêché les frères Kaouchi et Amady Coulibaly, Mohamed Merah ou encore Mehdi Nemmouche, pourtant connus, fichés, voire déjà condamnés pour association de malfaiteurs terroristes, de commettre les tueries que l’on sait. La tentation est dès lors grande de vouloir renforcer le dispositif législatif de lutte contre le jihadisme en accroissant les compétences et pouvoirs de l’appareil judiciaire et sécuritaire. Pour autant, ces politiques répressives sont celles qui présentent le plus d’effets ambigus, voire contradictoires.

En effet, la « surcriminalisation » des jihadistes peut conduire dans certains cas à leur durcissement, renforçant le sentiment de défiance et d’injustice à l’origine de leur adhésion idéologique. En ayant ainsi un effet contre-productif en renforçant l’intensité idéologique des jihadistes, ces politiques poussent à leur marginalisation, et rendraient donc plus dangereux ces militants. En partie mues par des considérations uniquement politiciennes, ces mesures visent plus à rassurer la population et à satisfaire les demandes de « reconnaissance » de certains appareils d’Etat dont la plupart connaissent des restrictions budgétaires, qu’à régler les problèmes qu’elles prétendent combattre.

Certes, le répressif peut avoir un effet dissuasif, comme ce fut le cas pour Farid Benyetou, le leader charismatique de la filière irakienne dont faisaient partie les Kouachi ; celui-ci a en effet décidé de reprendre des études d’infirmier, après avoir passé six années en prison. Mais, il n’a pas eu d’effet sur les auteurs des tueries de Charlie Hebdo et du supermarché casher, en dépit de leurs différentes mises en examen et séjours en prison. Une fois leurs peines purgées, les jihadistes ont littéralement été « lâchés dans la nature », alors que les institutions carcérales et les services de renseignement savaient pertinemment qu’ils n’avaient pas abandonné leur idéologie combattante.

De ce fait, de nombreux pays ont décidé, depuis bien longtemps, de se lancer dans des programmes de dé-radicalisation, conscients que l’option répressive ne peut constituer la seule réponse au jihadisme. C’est ainsi que le Yémen, la Jordanie, l’Indonésie ou encore l’Arabie Saoudite ont mis en place des politiques de lutte contre la violence islamique, en incitant les jihadistes à renoncer à leurs idéologies radicales et à leurs méthodes violentes, par un travail de « rééducation ». Ryad a ainsi créé, via le programme « Prevention, Rehabilitation and Aftercare », des centres de réinsertion pour des jihadistes repentis. Au Yémen, le Comité yéménite pour le Dialogue, fondé en 2012, vise à favoriser un dialogue entre religieux et jihadistes emprisonnés afin d’amener ces derniers à réévaluer l’utilisation de l’action directe comme moyen d’opposition.

En Algérie, cette politique (« Concorde civile et réconciliation nationale ») s’est principalement exprimée par une amnistie de jihadistes, en leur offrant une protection juridique contre toutes poursuites éventuelles. Au Maroc, le théoricien des attentats de Casablanca en 2003, Mohamed Fizzazi, a bénéficié d’une grâce royale… et il est devenu depuis un soutien du roi Mohammed VI. Des pays européens comme la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et le Danemark ont été séduits par l’idée de leviers autres que répressifs pour lutter contre leurs radicaux. La Belgique réfléchit à des dispositifs de même nature ; pour preuve, la visite en octobre 2013 de l’ancienne ministre de l’Intérieur Joëlle Milquet en Jordanie, pays connu pour avoir mis en place des programmes de dé-radicalisation.

Depuis 2013, Copenhague a également créé un centre visant à proposer de l’aide aux jeunes qui reviennent de Syrie. Suivi psychologique et réinsertion sociale (études et travail) sont ainsi proposés aux bénéficiaires de ce programme. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ces anciens jihadistes ne sont pas traités comme des terroristes, mais plutôt comme des « rebelles ». Cette initiative part du constat que toutes les démarches aboutissant à la marginalisation des « radicaux » sont finalement les plus susceptibles de les rendre dangereux. L’objectif de ce programme n’est donc pas de juger moralement leurs agissements, mais de les réintégrer dans le tissu social. Même si cette stratégie revêt une dimension altruiste, elle est avant tout motivée par un souci pragmatique : elle constitue la manière la plus efficace de démobiliser ces jeunes dans la durée.

Les programmes de dé-radicalisation qui existent dans les pays arabes et européens se fondent sur le développement d’un contre-discours en proposant des alternatives aux contenus haineux des jihadistes, tout en investissant les lieux d’expression accaparés par les « radicaux ». L’enjeu de ce counter-speech réside dans le fait que ces discours doivent être assez impactants, suffisamment légitimes aussi sur le plan religieux pour ne pas apparaître comme étant à la solde des services de sécurité occidentaux. Prenant acte que la radicalisation est également le produit d’une discrimination religieuse, aggravée notamment par la guerre en Syrie ou le conflit israélo-palestinien, perçus comme des agressions occidentales à l’encontre des populations musulmanes, ces programmes de dé-radicalisation reposent aussi sur la volonté de détricoter la perception jihadiste d’une haine viscérale de l’Occident contre l’islam. Souvent, ces programmes s’appuient sur des fatwas de jihadistes repentis. C’est ainsi qu’à la suite des prises de position publiques — à savoir précisément des fatwas — de l’ex-émir et principal idéologue d’al-Qaïda, Sayyid Imam al-Sharif, la deuxième plus grande organisation jihadiste en Egypte, al-Jihad, a de façon unilatérale décidé de déposer les armes en 2007.

Si les autorités de ces pays se targuent d’un taux de réussite élevé, leurs programmes ont été pourtant écornés quand certains participants renouent avec l’action directe — à l’instar du Saoudien Sayyid al-Shehri qui est devenu le numéro deux d’Al-Qaïda au Yémen, après avoir fait l’objet d’un programme de réinsertion. Même si ces programmes ne peuvent forger des solutions miracles contre le jihadisme, ils peuvent pourtant constituer un complément au volet sécuritaire.

Samir Amghar (Université libre de Bruxelles).
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