L’ouvrage d’Emmanuel Carrère est à ce jour la meilleure vente de la rentrée en France, avec 150 000 exemplaires vendus et une excellente critique ; s’il n’a reçu aucun prix, il est en tête des listes des meilleurs livres pour les magasines Lire et Le Point. Comment expliquer cet intérêt, sinon ce succès, pour des œuvres exigeantes, très éloignées dans leur forme (Le Royaume fait plus de 600 pages) et dans leur fond des bestsellers ?
La question qui nous intéresse ici n’est pas le contenu et les thèmes religieux de ces œuvres ou ce qu’elles peuvent dire des croyances et des connivences de leur auteur, dont on notera l’appartenance à des générations différentes puisqu’ils sont nés entre 1948 (Chandernagor) et 1965 (Olivier Py). Plus exactement, il s’agit de savoir en quoi ces romans font écho à la manière dont se vit et s’exprime le fait religieux, en l’occurrence chrétien, dans notre société. À cet égard, les récits de Carrère et Cusset sont particulièrement relevants.
Évidemment, il est facile d’évoquer la quête de sens dans une société en recherche de repères. Il est certain en outre que, surtout en France où l’éducation religieuse n’est pas communément partagée, des romans qui offrent un panorama historique, exégétique et théologique sous une forme narrative et dans une langue modernisée, ont toute chance de satisfaire un public avide de clés pour mieux comprendre son patrimoine — lequel est empreint de spiritualité, qu’il le veuille ou non. De tels textes permettent aussi de contextualiser les enjeux séculaires des conflits toujours très actuels au Moyen-Orient.
Le roman d’Emmanuel Carrère est à cet égard exemplaire tant sa description de l’antiquité chrétienne est didactique. Il offre en outre une description très réussie, très attrayante, de toute une région au cœur de l’actualité. À l’heure où le tourisme religieux, les pèlerinages en Terre sainte, connaissent un réel engouement, c’est assez bien joué. Par ailleurs, sur le marché des arts – la littérature, le cinéma, les arts plastiques –, les sujets religieux sont toujours susceptibles d’allumer le feu de la passion : scandales, polémiques, jeux sur les marges du blasphème et du sacré, attirent le public et inspirent les journalistes. Emmanuel Carrère a d’ailleurs eu l’occasion de l’expérimenter. Il y a quelques années, sa participation à une émission télévisée ayant pour sujet la dite Bible des écrivains (Bayard-Média Paul) à laquelle il avait donné sa plume en binôme avec un exégète, Hugues Cousin, avait fait monté les ventes de 5 000 exemplaires.
L’histoire du christianisme offre un corpus bien fourni d’hommes et d’événements qui appartiennent au patrimoine commun et peuvent sans cesse être réinterprétés, réinterrogés, réactualisés ; toute notre histoire en témoigne. Mais cette religion, et plus particulièrement le catholicisme, compte également des figures d’artistes et d’auteurs pittoresques, des modèles de fortes personnalités qui ont incarné depuis le XIXe siècle le refus du conformisme et de la rationalité moderne. Paul Claudel, Georges Bernanos et plus récemment Philippe Sollers en sont. Dans Pas pleurer, Lydie Salvayre est très critique à l’égard de l’Eglise pro-franquiste de 1936, mais exprime toute son admiration devant Georges Bernanos, qui s’y est violemment opposé. D’une certaine manière, Olivier Py, metteur en scène volontiers extravagant, directeur du festival d’Avignon et du Théâtre de l’Odéon, qui ne fait pas mystère de son homosexualité et se dit croyant, s’inscrit dans cette filiation d’écrivains en lui ajoutant une touche personnelle résolument décalée. La critique qualifie souvent Olivier Py de « catholique flamboyant ». Son roman raconte une quête d’absolu qui s’est affranchie du dogme, mais se dit avec les mots et l’imaginaire du christianisme.
Cette question du dogme est celle que posent, quoi qu’en d’autres termes évidemment, Catherine Cusset et Emmanuel Carrère. La confession de leur éloignement (on ne saurait parler d’une réelle rupture dans le cas de ce dernier) de l’Église porte en filigrane une interrogation profonde sur deux problèmes. Le premier est de savoir ce qu’il convient de garder d’un patrimoine religieux d’une richesse infinie. Le deuxième, qui est corollaire, est de se positionner concernant des valeurs qui d’un point de vue éthique ont une résonance aigüe aujourd’hui. L’un comme l’autre écrivain est fasciné par la teneur révolutionnaire d’une pensée qui clame que « Les premiers seront les derniers » et pour qui la pauvreté et l’humilité sont plus précieuses que la puissance et la gloire.
Catherine Cusset ne peut renoncer complètement à « l’idée qu’on puisse ne pas être dégoûté par la saleté, la vermine, la misère, la maladie, même aussi contagieuse et abominable que la lèpre, mais au contraire les accueillir et leur donner place ; qu’on puisse désarmer la violence et le mal en leur ouvrant les bras ; choisir la pauvreté, renoncer au confort et aux biens de ce monde, renoncer aux jouissances, se sacrifier » (p. 6). Pour Emmanuel Carrère, le récit testamentaire commun de Matthieu et de Luc détonne par « son originalité, sa poésie, son accent d’autorité et d’évidence » (p. 269). Dès lors, se demande-t-il, comment « jeter l’eau du bain mais pas ce bébé difforme et merveilleux, cet enfant trisomique qu’on nomme le christianisme » (p. 315) ?
À ce problème s’articule une question éminemment actuelle posée par ces deux romanciers : l’adhésion. Carrère relate ses interrogations successives. S’il a pu sans trop de difficultés accepter les « bricoles contingentes » du récit biblique et le fait « qu’il y a à boire et à manger dans l’enseignement du Christ » (p. 68), plus compliqué a été de consentir à la Trinité, au péché originel, à l’Immaculée Conception et à l’Infaillibilité pontificale (p. 68). Mais est-il « vraiment catholique » s’il exclut les « dogmes les plus rebutants du catholicisme » (p. 68) ? L’interrogation renvoie évidemment à la pluralité des identités, qu’elles soient religieuses ou non d’ailleurs, qui est le propre de ce début du XXIe siècle. Les phénomènes d’adhésion inconditionnelle à une institution, à un dogme ou à une idéologie cadrent mal avec l’individualisme qui caractérise notre époque.
En religion, cela se traduit par une individualisation du rapport à Dieu, à la religion, et aux croyances. Emmanuel Carrère témoigne de son besoin d’une croyance qui passe non par la foi en Dieu, mais en la dimension spirituelle et esthétique du texte biblique, lequel recèle un potentiel d’élévation et de transcendance non proprement chrétien. Chez le romancier, le rapport au texte sacré tient de la fidélité à son caractère littéraire (soit ici la vraisemblance et le sens cognitif donné au verbe) : « Je suis, écrit-il, un écrivain qui cherche à comprendre comment s’y est pris un autre écrivain » ; « j’apprécie en homme du bâtiment, j’ai envie de féliciter mon collègue » (p. 258). « Ce texte qu’autrefois j’ai approché en croyant, je l’approche maintenant en agnostique. Je voulais autrefois m’imprégner d’une vérité, de la Vérité, je cherche maintenant à démontrer les rouages d’une œuvre littéraire (p. 258) ».
Mais attention, ces recherches sur l’histoire du texte ne sont pas purement intellectuelles ; elles engagent Emmanuel Carrère sur un chemin au bout duquel il souhaite atteindre « la connaissance, la liberté, l’amour ». Cette quête entre en résonance avec celle des hommes et des femmes de nos sociétés sécularisées et déchristianisées pour qui, dans la plupart des cas, le regard sur les récits religieux passe par une subjectivité assumée, presque psychologisée. Un message religieux n’a de sens que s’il est arrimé à un récit de soi.
Cécile Vanderpelen-Diagre (ULB).