Dès 1951, le pape Pie XII rompt avec le ton culpabilisateur de ses prédécesseurs en admettant que « les époux ne font rien de mal en recherchant le plaisir sexuel et en en jouissant ». Les joies du corps, écrit dix ans plus tard Karol Wojtyla, le futur Jean-Paul II, ont été « prévues par le Créateur » : la sexualité fait partie de la nature humaine, donc du plan divin. Le Concile Vatican II (1962-1965) entérine cette nouvelle orientation du discours catholique : la constitution pastorale Gaudium et Spes adoptée à la clôture du Concile reconnait que « les actes qui réalisent l’union des époux sont des actes honnêtes et dignes ». Après son accession au pontificat en 1978, Jean-Paul II pousse plus loin encore cette revalorisation de la sexualité : le pape polonais fait de l’union physique des époux la manifestation de l’amour dans sa forme la plus pure, et même « l’image et le symbole de l’Alliance qui unit Dieu et son peuple » (Familiaris Consortio, 1981). Comment ne pas être saisi par la radicalité de la rupture avec une tradition qui considérait que la chair éloignait l’homme de Dieu ?
Au moment du Concile, beaucoup d’observateurs, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église, affirmaient – pour s’en réjouir ou pour le déplorer – que ce changement radical dans la manière de parler de sexualité allait déboucher sur une réforme profonde de la morale sexuelle catholique. La publication d’Humanae Vitae par Paul VI en 1968, puis, surtout, les textes publiés dans les premiers temps de son pontificat par Wojtyla (il avait d’ailleurs lui-même exercé une influence décisive sur le contenu d’Humanae Vitae) ont levé les incertitudes sur cette question : cette valorisation inédite de la sexualité, loin d’être le signe d’un rapprochement avec un air du temps plus libéral, s’inscrit au contraire dans une stratégie visant à résister plus efficacement à la progression de la « permissivité éthique ».
Ce nouveau discours sur la beauté et la dignité de l’union charnelle est en effet l’occasion de rappeler les normes auxquelles la sexualité doit être soumise : lorsqu’elle est « séparée des références éthiques » et régie par le seul instinct, elle menace de « dépersonnaliser » l’être humain, explique le Magistère. Le désir sexuel doit donc être soumis à un « autocontrôle » rigoureux, qui se concrétise par l’observation des règles de la chasteté. Les obligations que cette dernière impose varient selon l’état de vie (abstinence pour les clercs, les célibataires et les fiancés, chasteté conjugale pour les couples mariés), mais dans tous les cas le même principe est à l’œuvre : pour qu’il soit légitime, un rapport sexuel doit s’inscrire dans le cadre d’une relation personnelle caractérisée par le don de soi total, désintéressé et réciproque.
Cette condition, on le comprend immédiatement, n’est pas satisfaite lorsque la relation sexuelle est contrainte (viol) ou tarifée (prostitution). Elle justifie également la condamnation de la masturbation, acte sexuel sans partenaire, donc sans relation et sans possibilité de don. La liste des pratiques qui ne répondent pas à l’exigence du don de soi intégral mise en avant par la théologie de la sexualité dans la deuxième moitié du XXe siècle ne s’arrête pas là, puisque ce sont en réalité tous les actes sexuels intervenant hors du cadre du mariage chrétien qui sont privés de cette légitimation. Il ne suffit pas que les partenaires soient consentants et désintéressés pour que l’acte sexuel soit « intérieurement justifié » : pour qu’il y ait véritablement don de soi à l’autre, il faut que les deux partenaires soient de sexe différent. Dans la vision romaine, il n’y a, en matière de sexualité, d’altérité véritable que dans la différence entre homme et femme : les pratiques homosexuelles, « caractérisées par la complaisance de soi », sont « intrinsèquement mauvaises d’un point de vue moral ».
Il faut en outre, rappelle Jean-Paul II dans Familiaris Consortio, que les deux partenaires soient engagés dans une relation caractérisée par trois conditions qui ne sont réunies que dans le mariage religieux : l’exclusivité (la polygamie est radicalement incompatible avec l’exigence d’appartenance mutuelle telle qu’elle est posée ici), la fidélité (la plénitude du don de soi est détruite par l’adultère – même lorsqu’il est de simple désir, rappelle le Catéchisme de l’Église Catholique que Jean-Paul II fait publier en 1992), et l’indissolubilité (l’engagement doit être « sans réserve » ; les époux ne peuvent se laisser la possibilité de revenir sur leur promesse ; le divorce – et a fortiori le remariage – sont donc interdits, tout comme le « mariage à l’essai »).
Pour qu’un rapport sexuel soit moralement légitime et conforme à sa signification divine, il est donc impératif que les partenaires soient un homme et une femme unis par les liens du mariage. Cette condition n’est cependant pas suffisante : il faut encore que les époux respectent les règles de la chasteté conjugale. Celle-ci leur commande d’abord d’éviter le péché de luxure : ils doivent pour cela, selon la formule de Pie XII reprise ensuite par Jean-Paul II, « se maintenir dans les limites d’une juste modération ». Ils doivent également respecter le « lien indissoluble, que Dieu a voulu et que l’homme ne peut rompre de son initiative, entre union et procréation » (Humanae Vitae), en renonçant à recourir aux moyens de contraception artificiels (pilule progestative, stérilet, préservatif…).
Le don réciproque des époux, reprend Jean-Paul II, « s’ouvre au don d’une nouvelle vie » (Mulieris dignitatem, 1988) ; l’ouverture à la procréation est l’ultime critère de vérification de la plénitude du don. Lorsqu’elle est évitée, l’acte sexuel n’est plus relié à un projet commun : les époux risquent alors, s’inquiète le Magistère, de rechercher le plaisir pour lui-même, égoïstement, en refusant la « responsabilité » qu’implique la sexualité (cet argument est également utilisé pour condamner les pratiques homosexuelles). L’interdiction de la contraception ne s’étend cependant pas aux « méthodes naturelles » de régulation de la fertilité : l’exception que faisait Pie XI dans l’encyclique Casti Conubii en 1930 pour les techniques basées sur l’observation d’une « continence périodique » suivant les cycles de fécondité de la femme est reprise dans Humanae Vitae, et demeure aujourd’hui le seul moyen toléré par la doctrine romaine pour espacer les naissances. Contrairement aux moyens artificiels d’éviter la fécondation, les méthodes naturelles ne sont pas perçues comme des obstacles au don : au contraire, parce qu’elles impliquent maîtrise des pulsions et dialogue attentif entre les conjoints, elles sont jugées parfaitement compatibles avec les exigences de la chasteté conjugale.
On voit donc que les innovations dans la manière d’aborder la question de la sexualité dès l’après-guerre, pendant le Concile et sous les pontificats de Paul VI puis de Jean-Paul II, ne sauraient être présentées comme un « assouplissement » de la doctrine catholique sur la sexualité, mais bien plutôt comme un moyen de réaffirmer l’autorité de la loi naturelle/divine dans des sociétés déjà fortement sécularisées, et de rappeler fermement les limites du licite et de l’illicite en matière sexuelle dans un contexte culturel, social et juridique où celles-ci deviennent plus fluctuantes. Il s’agit bien, en définitive, de rendre le discours magistériel plus audible par une opinion dont la sensibilité a profondément évolué – à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Église – afin de s’opposer avec le maximum d’efficacité à la « décadence des mœurs » et à la diffusion de la « mentalité hédoniste et libertaire » des promoteurs de « l’amour soi-disant libre ».
Cette analyse est-elle, à l’heure où François semble inaugurer une nouvelle ère de réflexion sur ces questions, frappée d’obsolescence ? Qu’il nous soit permis d’en douter : le style détendu et bienveillant du nouveau pape lorsqu’il évoque le couple et la famille, sa promotion d’une pastorale plus compréhensive et accueillante à l’égard des divorcés ou des homosexuels, sa préoccupation constante de l’accompagnement des fidèles dans les difficultés de la vie familiale, conjugale, personnelle n’est sans doute qu’une nouvelle phase de la « modernisation » de la pastorale de l’intime qu’avaient commencée ses prédécesseurs ; une nouvelle adaptation nécessaire, en somme, pour continuer à défendre des principes doctrinaux qui, eux, restent inchangés.
Romain Carnac (Ecole pratique des Hautes Etudes-GSRL, Paris).