Au sein de la société, les tensions sont vives. Dans la lutte universelle que constitue la libre concurrence sans frein, certains Juifs se sont taillé de belles places dans la banque, la presse, l’université, les spectacles. On les y juge surreprésentés : en Autriche, par exemple, des tribuns comme Karl Lueger, maire de Vienne à partir de 1897, ou Georg von Schönerer, leader dans ces mêmes années du Mouvement national allemand, prônent fermement de les écarter de la vie publique. « Eigen volk eerst ! », dirait aujourd’hui en Belgique le Vlaams Belang. L’immigration en provenance d’Europe centrale et orientale d’une population juive économiquement misérable ne peut que renforcer cette image d’une société « envahie ».
Le « dedans », le « dehors » et la sortie
Car les Juifs se sont en somme passionnément intégrés et cette passion même prend, pour trop de bourgeois, figure d’aveu : vouloir être « plus allemand que les Allemands », « plus français que les Français », voilà qui trahit l’irréductibilité de l’origine. Certes, les Juifs peuvent être juridiquement « dedans », mais, pour certains, ils restent résolument « dehors ». Le Juif n’est pas « de notre sang » et il le sait, même s’il veut donner le change, car il est fourbe…
L’affaire Dreyfus (1894-1899) montre comment la France, « pays des droits de l’Homme » et phare de la civilisation, peut se déchirer lorsqu’Alfred Dreyfus, juif et capitaine dans l’armée française, est accusé (à tort) d’avoir livré des renseignements à l’ennemi (l’Allemagne) et connaître une crise politique majeure. En poste à Paris, où il est le témoin désespéré de cette montée de haine, un journaliste viennois, Théodore Herzl, en conclut que les Juifs ne seront à l’abri de l’arbitraire que lorsqu’ils (re)disposeront (après 2.000 ans) d’un État bien à eux. Il fonde à cette fin le sionisme, qui se définit comme mouvement de libération nationale du peuple juif, dont le Premier Congrès se réunit à Bâle en 1897. « À Bâle, pourra-t-il écrire dans son journal, j’ai fondé l’État juif ». On notera que cette option s’inscrit caractéristiquement dans le cadre de l’effervescence des peuples qui marque tout le XIXe siècle.
Naissance de l’antisémitisme
L’« antisémitisme » constitue la toile de fond de ces développements. Il est l’application aux Juifs des doctrines « raciales », qui seront également au fondement du colonialisme. Le « racisme » est, en toute rigueur, une doctrine « scientifique » (c’est-à-dire née en fait d’une perversion motivée idéologiquement de la recherche rationnelle) élaborée pour l’essentiel au XIXe siècle en contexte darwinien et positiviste, mais qui a également des sources dans le rationalisme du XVIIIe siècle. Il entend classer les humains en fonction du concept biologique de « race », étant entendu que la classification est aussi une hiérarchisation, qui à son tour ne se contente pas d’articuler les groupes mais porte un jugement de valeur sur les aptitudes civilisationnelles des intéressés. Toutes les valeurs socioculturelles sont, dans ce contexte, censées dériver causalement du substrat génétique supposé.
L’« antisémitisme » est, à strictement parler, la doctrine et la pratique de lutte contre l’influence sociale et politique ressentie comme délétère des Juifs dans la société occidentale et prônant leur exclusion des sphères où leur présence est perçue comme trop insistante.
Langue et race
La définition du Juif comme « sémite » remonte pour sa part à la classification, datant de la fin du XVIIIe siècle, des langues en familles par la linguistique comparée, qui distingue ainsi, entre autres, langues « indo-européennes » et langues « sémitiques » (ces dernières évidemment tenues pour inférieures). Le glissement de la distinction linguistique à l’imputation « raciale » induit historiquement le rapprochement avec la thématique proprement raciste.
Si, à l’Âge chrétien, la haine des Juifs se formulait dans des termes théologiques, elle cherche à présent sa « justification » auprès de l’instance la plus vénérable de la modernité : la Science. Et la Science mesure par exemple le crâne des Juifs (méthodes de l’anthropologie physique) et explique par sa structure l’infériorité de la « race juive » par rapport à celle des « aryens ». Les Juifs ne sont plus un peuple (une réalité socio-historique, une culture évolutive), ils se réduisent à des « données » matérielles censément constatables et immuables (« essentialisme »). Leur conversion (religieuse) ou leur intégration (sociale et politique) ne peut en rien modifier leur « nature », car toutes deux relèvent de leur liberté. Or, pour l’antisémite, le déterminisme est roi : ce sont nos gènes qui nous font. Et certains ont des gènes « supérieurs », qui leur donnent le droit de dominer les Juifs, les Noirs, les « Sauvages »… Si les Juifs ne sont en réalité pas assimilables, il faut les mettre à l’écart. L’« antisémitisme » ne convertit pas, il exclut.
De l’insulte au pogrom
Il faut encore noter que si, en Europe occidentale, la violence physique à l’égard des Juifs reste limitée, si l’on se contente de les caricaturer, de les calomnier (dans la presse, la littérature…) et d’entraver leur mobilité sociale, en Europe orientale la situation est bien pire. Ainsi en Russie tsariste, les Juifs sont assignés à une « zone de résidence », se voient interdire l’accès aux études supérieures, etc. L’assassinat en 1881 d’Alexandre II, « le Tsar réformateur », inaugure une période de réaction dont les Juifs font les frais : les pogroms qui éclatent alors marquent une date dans l’histoire du judaïsme d’Europe orientale, en ce qu’ils ruinent les espoirs d’intégration qui animaient les élites éclairées, qui se tournent désormais vers les solutions révolutionnaires ou nationalitaires.
Quand le régime d’oppression autocratique voudra détourner le malaise populaire, il focalisera la colère latente sur un bouc émissaire tout trouvé : les Juifs. Ainsi, à Kichinev (Moldavie), à Pâques 1903, un tiers de la ville juive est détruite et 47 Juifs sont assassinés en deux jours. Le mot « pogrom » (massacre) est russe. C’est dans ce contexte de misère et d’oppression que s’engage un très vaste mouvement d’émigration juive entre autres vers le Nouveau Monde.
Un antisémitisme d’État
L’antisémitisme d’État est à l’origine de la fabrication par une officine de la police de sécurité du tsar du faux intitulé Les Protocoles des Sages de Sion (1903), devenu un classique de la littérature antisémite traduit dans de nombreuses langues, dont l’arabe : on y décrit la « conspiration » d’un groupe de Juifs éminents en vue de mettre la main sur le monde. Ce texte exploite magistralement l’un des fantasmes les plus incurables de l’antisémitisme : la toute-puissance occulte des Juifs œuvrant à l’asservissement de l’humanité. Il constitue une production exemplaire entre toutes de la « théorie du complot ».
Jacques Déom (ULB).