samedi 22 mars 2014

Musulmans et laïcités, une question à approcher dans la longue durée

La question de la place des signes religieux musulmans dans l’espace public est posée de façon récurrente – et souvent polémique – ces dernières années en Europe, particulièrement en France. Aux yeux de certains, la réitération de ces débats confirmerait l’antinomie supposée du couple « islam et laïcité ». Pourtant, au même moment, les discussions exacerbées de l’assemblée constituante tunisienne autour du terme de laïcité et les questions similaires soulevées en Egypte après la chute de Hosni Moubarak, où le terme « Etat civil » (al-dawla al-madaniyya) a été aussi l’un des thèmes discutés, montrent à quel point la question de la place du religieux dans la sphère politique de certains Etats majoritairement musulmans n’est ni éludée ni réglée. Les débats ainsi mis au jour ébranlent le cliché de l’incompatibilité entre islam et laïcité, tout aussi tenace que celui du despotisme oriental. Une enquête historique, dans le temps long, sur la variété des rapports entre les musulmans et la laïcité dans toutes ses formulations permet de relativiser le caractère inédit des débats actuels et de prendre de la distance par rapport à une actualité dramatisée et aux clichés qu’elle véhicule.

Un premier constat s’impose : au tournant des XIXe et XXe siècles, des musulmans, dans l’Empire ottoman, se sont rapidement emparés du concept de laïcité, qui a émergé d’abord dans un contexte majoritairement chrétien, la France, à partir duquel il s’est propagé. A partir du foyer français puis du foyer turc, la laïcité s’est diffusée dans les Etats post-ottomans des Balkans et du Proche-Orient, ainsi qu’au Maghreb et jusqu’en Inde. Dans ces processus de circulation, d’acclimatation du concept comme dans l’instauration de mesures dites laïques, des acteurs musulmans ont joué un rôle majeur. A cette variété des espaces concernés correspond une grande variété de traductions du terme : la laïcité est ainsi tour à tour rebaptisée laikiyya, laiklik, laicizam, `almaniyya, madaniyya, ou encore n’est pas nommée.

Révélatrice de transferts entre plusieurs aires culturelles, l’idée de laïcité a suscité une gamme variée d’interprétations, parfois antinomiques. Elle est, dans la Turquie de Mustafa Kemal, un outil de mise au pas des religieux par l’Etat, tout comme dans l’Algérie coloniale, où la loi de 1905, amendée, sert paradoxalement à renforcer le contrôle de l’Etat sur le champ religieux. Pour les intellectuels bosniaques qui en font la promotion dans les années 1920, la laïcité signifie la sortie du cadre communautaire musulman et la participation à des formes de groupement et d’action politique (écoles, associations, partis politiques) nationaux. Ils vantent aussi le fait qu’en faisant de l’islam une « croyance personnelle », la laïcité contribuerait à fortifier la foi des musulmans. La définition donnée en différents contextes par certains oulémas de la laïcité comme athéisme – et qui a conduit des politiques, comme le président tunisien Bourguiba, à ne pas utiliser cette terminologie – n’est donc pas du tout la seule que des musulmans aient envisagée. Cette variété d’interprétations concerne aussi les rapports des musulmans à l’idée de laïcité en Europe occidentale. Des approches sociologiques et anthropologiques des comportements des populations musulmanes d’Europe les révèlent là encore marqués par des phénomènes d’appropriation, d’accommodement, de redéfinition, bien plus que par le rejet. En retour, les débats autour des signes religieux musulmans dans l’espace public français ont conduit à une inflexion du sens de la laïcité : les débats autour de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école ont par exemple suscité un rapprochement entre les discours laïque et féministe.

Cette variété d’appellations et d’interprétations pose une question épistémologique pour le chercheur. Dans quel mesure peut-il utiliser le terme « laïcité » et ses dérivés, hors des mots posés par les acteurs ? Une telle approche de cas extrêmement divers tend en effet soit à conférer un sens très large à la laïcité, soit à en essentialiser un sens donné : ou la laïcité est la sécularisation, ou elle est un cas précis – la laïcité « à la française » ou la « laïcité turque », par exemple. De tels usages conduisent à une confusion entre les catégories propres aux acteurs sociaux étudiés et le point de vue propre au chercheur et ne satisfont pas aux exigences de l’analyse sociale. L’analyste doit se garder de prendre et de construire du même coup « la laïcité » – avec les jugements de valeur sous-jacents – comme grille d’analyse. Il ne s’agit donc pas de qualifier telle ou telle situation de « laïque » ou de déterminer le degré de « laïcisation » qu’elle révélerait, mais bien de comprendre comment et pourquoi des acteurs mobilisent ce référent. Cette façon de procéder implique en outre un déplacement salutaire : ne pas comparer systématiquement les situations envisagées à l’aune d’une « laïcité à la française » permet de dépasser une focale qui n’appréhende qu’une infime part du large éventail des relations possibles entre Etats et cultes.

Quels sont donc les termes du débat récurrent et toujours renouvelé autour de l’incompatibilité entre islam et laïcité ? Dans la Bosnie de l’entre-deux-guerres, on l’a dit, les élites musulmanes partisanes d’une nation pluriconfessionnelle vantent la laïcité comme une occasion d’approfondissement de la foi musulmane. En Irak ces dernières années, un dignitaire religieux et homme politique, Ayad Jamaleddine, appelle de ses vœux l'érection d'un Etat laïque, synonyme de justice et d'égalité entre tous les citoyens, ce que la Shari'a ne serait pas à même de garantir selon lui. Au Liban, au contraire, dans les dernières décennies, les fédéralistes ou le clerc chiite Chamseddine récusent toute compatibilité entre islam et laïcité ; cette dernière étant associée à l’athéisme. Certaines oppositions sont plus frontales encore : un penseur comme  Hassan al-Bannâ (1906-1949), fondateur des Frères musulmans, constitue l’islam en solution politique alternative à la laïcité, et à la sécularisation en général, associées là aussi au « matérialisme  athée » : selon lui, islam et Etat sont absolument inséparables.

Les motifs de mobilisation de l’idée de laïcité par des musulmans méritent aussi d’être historicisés. La promotion de la laïcité par les lettrés de l’association des oulémas algériens dans les années 1930 et 1940 correspond au désir de se réapproprier l’islam, instrumentalisé par les autorités coloniales, mais, selon les oulémas, constitutif de la nation algérienne. Il s’agit aussi pour ces lettrés de se positionner à l’intérieur du champ religieux, dans un contexte de concurrence entre oulémas. Dans les cas turc et albanais, les laïcités d’Etat instaurées dans l’entre-deux-guerres correspondent à des politiques de « modernisation » volontaristes par des élites qui ont intériorisé l’idée européo-centrée d’un islam obstacle au progrès et à la civilisation. Dans le cas albanais il y a aussi la volonté de « nationaliser » des communautés religieuses, ce qui le rapproche d’un des principaux motifs de mobilisation du concept de laïcité, à savoir la recherche des conditions d’une coexistence de plusieurs confessions dans une même nation ou un même Etat. La revendication de la laïcité va, dans le cas du Liban, de pair avec celle de l’abolition du confessionnalisme. En Inde, comme en Bosnie, elle est liée au dépassement d’une identification religieuse afin d’adhérer à un projet national. A chaque fois, l’idée est avancée qu’un cadre « laïque » offrirait un contexte favorable à l’épanouissement des religions dans un Etat ou une nation composites. C’est toutefois aussi dans son lien aux minorités religieuses que ce concept est critiqué, de façon récurrente, comme étant l’expression d’un majoritarianism. Cette perspective, qui contredit l’idée que des politiques « laïques » favoriseraient un vivre-ensemble, perçoit l’idée de laïcité comme un produit de l’impérialisme occidental, inadapté aux sociétés musulmanes, ou bien y voit une façon pour la majorité athée d’imposer ses normes aux minorités religieuses, au nom du même vivre-ensemble.

Des combinaisons intellectuelles et politiques entre musulmans et laïcités ont donc historiquement été possibles, et leurs expressions sont d’une grande variété, correspondant à chaque fois à des ressorts particuliers aux situations envisagées. Islam et laïcité ne peuvent être opposés terme à terme et leur sens est insaisissable hors de la parole des acteurs.

Amin Elias (Université du Maine-CERHIO), Augustin Jomier (Fondation Thiers CNRS-CERHIO) et Anaïs-Trissa Khatchadourian (Université du Maine-CERHIO).

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