vendredi 6 décembre 2024

Cinquantième anniversaire de la reconnaissance de l’islam en Belgique : peu de motifs de se réjouir

La loi admettant le culte islamique parmi les bénéficiaires du financement public a été votée en 1974. La Belgique était alors le premier pays d’Europe occidentale à adopter une telle mesure. Cinquante ans plus tard, le culte islamique n’est toujours pas organisé et financé de façon équivalente aux autres cultes reconnus dans le pays. Ceci dans un contexte où les craintes suscitées par le développement du fondamentalisme islamique ne sont pas moins présentes en Belgique que dans les pays voisins.

Le 19 juillet 1974 est promulguée la loi portant reconnaissance des administrations chargées du temporel du culte islamique, qui vient inscrire le culte islamique parmi les bénéficiaires de la loi du 4 mars 1870 sur le temporel des cultes reconnus. La proposition de loi, déposée par quatre sénateurs du CVP, le parti social-chrétien flamand, a été adoptée à l’unanimité tant à la Chambre qu’au Sénat. Les parlementaires sont alors motivés par la volonté de faire preuve d’« hospitalité vis-à-vis des plus de 100 000 musulmans vivant dans notre pays, qui peuvent être trouvés surtout parmi les travailleurs que nous avons invités pour maintenir notre économie » (Chambre des Représentants, Annales parlementaires, 17 juillet 1974), mais également, pour certains d’entre eux, par un désir de consolider le système de financement public, voire par des motifs à caractère géopolitique, dans le contexte du premier choc pétrolier.

Aucun nouveau culte n’avait alors été admis au financement public depuis 1870. À l’époque, la loi était venue sanctionner ce qui existait déjà depuis les débuts de la Belgique indépendante, et conférer la personnalité juridique aux communautés israélites et anglicanes, qui en étaient jusque-là dépourvues. Un siècle plus tard, nul ne sait donc très bien comment procéder, ni quelles applications pratiques la loi du 19 juillet 1974 entraînera. Le système belge de financement public octroie aux cultes reconnus trois bénéfices principaux : le paiement des salaires et pensions des ministres du culte, l’intervention financière des communes et des provinces en faveur des lieux de culte et du logement des ministres de ce culte, et l’organisation de cours de religion dans les écoles officielles. Parallèlement, la séparation – ou à tout le moins, l’indépendance réciproque – établie par la Constitution entre l’Église et l’État oblige ce dernier à disposer d’un interlocuteur central pour chaque culte, qui constitue en quelque sorte la « courroie de transmission » entre les autorités publiques et les bénéficiaires.

C’est principalement sur la constitution et la reconnaissance comme interlocuteur légitime de cet organe chef de culte que la mise en œuvre du financement public de l’islam en Belgique a achoppé. Sans en retracer toutes les vicissitudes, on peut rappeler ici quelques étapes de la recherche d’un organe représentatif adéquat. Le premier interlocuteur des pouvoirs publics a été le Centre islamique et culturel de Belgique (CICB), qui bénéficiait déjà d’une convention conclue en 1969 lui octroyant le pavillon oriental du parc du Cinquantenaire (devenu la « Grande Mosquée de Bruxelles ») pour une durée de 99 ans. Le CCIB était une émanation de la Ligue islamique mondiale, une institution internationale créée en 1962 à l’initiative de l’Arabie saoudite, et était administré par un conseil regroupant les ambassadeurs des pays musulmans accrédités en Belgique : c’est l’époque de « l’islam des ambassades ». Durant cette période, seuls les cours de religion islamique dans les écoles officielles ont été organisés ; ils l’ont toutefois été sans qu’une formation adéquate des enseignants ne soit prévue ni qu’un programme soit élaboré et communiqué aux autorités.

Il faut ensuite attendre les années 1990 pour que le gouvernement souhaite disposer d’un organe plus représentatif de l’islam belge, à même d’organiser l’administration des mosquées et d’en proposer les imams au financement public. Un Exécutif des Musulmans de Belgique (EMB) est officiellement reconnu comme interlocuteur par les autorités en novembre 1994. Le 13 décembre 1998 sont organisées des élections au sein de la population musulmane afin de donner à l’organe une forme définitive – c’est là une autre première européenne. Elles débouchent sur la constitution d’un nouvel Exécutif des Musulmans, reconnu par arrêté royal en mai 1999. La période de l’EMB issu d’un processus électif s’étend jusqu’en 2014 ; elle est marquée par la reconnaissance des premières mosquées par les autorités régionales, à partir de 2007 – la gestion des cultes ayant été partiellement régionalisée au 1er janvier 2002 – et la prise en charge du traitement de premiers imams. Cette période est également jalonnée par plusieurs démissions au sein de l’EMB, de nombreux conflits internes et externes et l’organisation d’un nouveau scrutin général en 2005, qui connaît une participation plus faible.

En 2014, au terme d’une longue période de paralysie de l’EMB, un nouveau processus de composition de l’organe est mis en place, basé sur des délégations envoyées par les mosquées affiliées. Cette période est marquée par de nouvelles initiatives visant à augmenter le financement du culte islamique tout en contrôlant davantage ses instances et ses représentants, et en mettant sur pied une formation de niveau universitaire pour ses imams, en collaboration avec l’UCLouvain et la KULeuven. La politique développée par les pouvoirs publics s’inscrit dans une volonté de développer un islam modéré, démocratique et européen, à même de contrer le fondamentalisme islamiste responsable de sanglants attentats à Paris et à Bruxelles en 2015 et 2016. Elle répond notamment aux recommandations de la commission parlementaire d’enquête sur les attentats de Bruxelles. Toutefois, la collaboration entre les autorités publiques et l’EMB, qui était sur le point de déboucher sur la mise en place d’une formation complète pour les futurs imams, comprenant un volet universitaire, s’enraye une nouvelle fois à la fin 2020 : sur la base d’un rapport de la Sûreté de l’État épinglant des proximités avec l’État marocain, le nouveau ministre de la Justice (en charge des cultes), Vincent Van Quickenborne (Open VLD), y met un frein.

En septembre 2022, faisant suite à un blocage de l’institution qui ne procède pas à son renouvellement, leministre retire sa reconnaissance à l’EMB. Un Conseil musulman de Belgique comprenant quatre membres est constitué et, en juin 2023, reçoit une reconnaissance provisoire de deux ans pour réorganiser la représentation du culte islamique auprès des autorités.

Le contexte actuel n’est toutefois pas favorable pour un redéploiement serein du culte islamique en Belgique. Le régime belge des cultes a été sévèrement critiqué dans un arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme, des volontés de régionalisation plus poussée existent en la matière, alors que certains acteurs sont désireux de mettre fin au financement public des cultes et de renforcer la dimension laïque de l’État. En outre, différentes problématiques liées à la présence de l’islam occupent la scène politique, essentiellement celles de l’abattage rituel et de la régulation du port de signes convictionnels dans la fonction publique, l’enseignement supérieur et l’enseignement obligatoire – à savoir en priorité le foulard islamique.

Cinquante ans après sa reconnaissance, le culte islamique ne dispose donc toujours pas d’un organe représentatif stable. Cette situation induit un retard dans le niveau de financement de ce culte qui reçoit, au niveau fédéral, 3,7 % du budget alloué aux cultes et à la laïcité, alors qu’il rassemblerait environ 9 % de la population ; moins d’un tiers des mosquées établies sur le territoire sont reconnues. Elle empêche également que les ministres du culte islamique puissent être formés intégralement en Belgiqueils ne bénéficient actuellement, dans le meilleur des cas, que d’une formation de courte durée. Nombre d’entre eux sont de nationalité étrangère, et ne restent en Belgique que temporairement.

Les responsabilités de cette situation sont partagées. Les communautés musulmanes présentes en Belgique se sont révélées incapables de s’organiser de façon autonome et de s’accorder sur un représentant unique – il est vrai qu’elles sont de traditions nationales, linguistiques et religieuses diverses, et que l’islam est particulièrement peu adapté à l’organisation verticale du culte que réclame le système belge. De leur côté, les pouvoirs publics, après une longue période d’atermoiements, se sont impliqués dans l’organisation du culte islamique plus que dans tout autre, jusqu’à susciter des questions quant à l’ingérence dans l’organisation du culte, et à la compatibilité de leurs démarches avec la liberté religieuse inscrite dans la Constitution. Aux prises avec plusieurs recours, la justice belge a toutefois validé les démarches des autorités, les considérant au contraire comme de nature à soutenir le libre exercice du culte.

La période 2016-2020 qui a suivi les attentats de Bruxelles a marqué la culmination d’une politique de collaboration mais aussi de contrôle renforcé des autorités du culte islamique. Rompant avec une tradition qui considère l’organe représentatif d’un culte comme essentiellement chargé de la gestion des intérêts matériels de ce culte, les pouvoirs publics ont voulu voir l’EMB jouer un rôle actif sur le plan des contenus religieux, notamment via l’activité d’un Conseil des Théologiens créé en son sein. Cette stratégie a tourné court : elle s’est notamment heurtée aux difficultés internes de l’institution, mais aussi aux réticences de nombreuses mosquées à avoir recours à un imam payé par le Service public fédéral Justice ou même à engager la procédure de reconnaissance, avant d’être arrêtée par le ministre Van Quickenborne.

S’ajoutent à ces difficultés des conceptions différentes de la gestion du culte dans les différentes Régions du pays. En Flandre, cette gestion revêt un caractère plus fortement sécuritaire et révèle une volonté de concentration des compétences au niveau régional. En témoigne le retrait des permis de travail de plusieurs imams par la nouvelle ministre flamande en charge de l’Emploi, Zuhal Demir (N-VA), en octobre 2024.

Cinquante ans après la reconnaissance de l’islam, l’avenir de la politique néo-gallicane de gestion du culte islamique menée par les autorités belges est incertain. Et ce n’est pas le contexte de difficulté à former un nouveau gouvernement fédéral près de six mois après les élections du 9 juin 2024 qui permet de clarifier la situation…

Caroline Sägesser (CRISP-ULB).

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