Vendredi 22 novembre 2024
mardi 18 avril 2023

Ernest Renan et l’étude scientifique des religions

Si l’on demandait à un étudiant universitaire de citer ne serait-ce qu’un livre d’Ernest Renan, dont on célèbre en 2023 le bicentenaire de sa naissance, il nommerait sans doute la Vie de Jésus. Paru il y a cent soixante ans, l’ouvrage eut un succès à la hauteur de la démesure du scandale suscité, aujourd’hui presque inimaginable : des centaines de milliers de copies vendues, des dizaines d’éditions successives, propulsées aussi grâce à la publicité involontaire faite par un flot ininterrompu de réfutations, qu’innombrables évêques et curés de France, de Navarre et d’Italie s’échinaient à pondre pour riposter à l’offensive de l’apostat. 

Cette polémique exceptionnelle et virulente (dans un contexte de plus en plus caractérisé par la guerre culturelle entre une France catholique et monarchique et une France séculière et républicaine) a ainsi marqué durablement Renan d’une aura antireligieuse et scientiste, en éclipsant le caractère complexe et pluriel de son apport à l’émergence de l’étude scientifique des religions dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Car la Vie de Jésus, conformément aux desseins de son auteur, ne fut que la première pierre d’une Histoire des origines du christianisme qui s’étalera sur six autres volumes : Les Apôtres (1866), Saint Paul (1869), L’Antéchrist (1873), Les Évangiles et la seconde génération chrétienne (1877), l’Église chrétienne (1879), Marc-Aurèle et la fin du monde antique (1882). Destitué de la chaire des langues hébraïque, chaldaïque et syriaque du Collège de France, juste après sa leçon inaugurale en 1862, pour avoir osé appeler Jésus un « homme incomparable », Renan y sera à nouveau nommé après la chute de l’Empire, le 17 novembre 1870, par le gouvernement de la Défense nationale. Ici, il continuera à enseigner jusqu’à sa mort en 1892, achevant en même temps son travail d’historien des religions par une monumentale Histoire du peuple d’Israël en cinq tomes, dont le premier paraîtra en 1887 et les deux derniers, posthumes, en 1893.

Tous ces travaux sont fondés sur une approche assez révolutionnaire pour l’époque :  l’application rigoureuse de la philologie à l’histoire religieuse, ce qui implique de traiter les textes considérés sacrés et inspirés comme toute autre source historique. C’est au séminaire que Renan avait appris la « science critico-biblique » des savants protestants libéraux allemands, science qui allait être fatale à sa foi, comme il le rappelle dans ses Souvenirs (« Mes raisons furent toutes de l’ordre philologique et critique »). 

L’étude rationnelle et adogmatique des Évangiles, considérés comme des textes pétris d’histoire et légende, avait montré, pour la première fois, un Jésus en chair et os, un homme qui a vécu (d’où la préférence de Renan pour les synoptiques, où l’histoire est encore présente, par rapport au quatrième, trop « métaphysique »). Mais la réelle portée scientifique des ouvrages de Renan va au-delà d’une entreprise de simple rationalisation du fait religieux. 

Maurice Vernes (1845-1923), qui fut l’une des figures centrales de l’institutionnalisation des sciences religieuses en France, l’avait bien remarqué. Renan, écrit-il, a substitué, « à la tradition de l’incrédulité railleuse à l’égard du christianisme et du sentiment religieux, une méthode d’examen respectueux, mais absolument libre et indépendant. C’est là une révolution d’une énorme portée, dont le sens a échappé à beaucoup de ses contemporains, mais dont les effets sont destinés à devenir de plus en plus sensibles dans les générations qui naissent aujourd’hui à la vie de l’esprit » (« Ernest Renan et la question religieuse en France », Revue de Belgique, Bruxelles,1899). Après les excès opposés du XVIIe et du XVIIIe siècles, Renan propose donc une nouvelle façon d’interpréter et étudier la religion qui est « redevenue, grâce à lui, l’exercice d’une fonction physiologique au lieu d’être une maladie selon Voltaire ou un cadeau du ciel selon les théologiens ».

Le parallèle avec Voltaire, assez saisissant, revient souvent dans les critiques contemporaines de Renan. Ainsi James Darmesteter (1849-1894), en commentant l’Histoire du peuple d’Israël, écrivait-il : « La science, entrevue par Voltaire, et tuée par lui, nous a été ramenée par l’homme qui a le plus ressemblé à Voltaire et qui en diffère le plus ». Le savant juif laïc qu’était Darmesteter, professeur au Collège de France et à l’École pratique des hautes études, parlait le même langage que Renan : « Il faut un peu de scepticisme pour bien comprendre les religions, mais il y faut aussi et autant l’imagination d’un croyant. Pour la première fois, la critique religieuse était abordée dans un esprit de liberté sympathique, dans un esprit d’intelligence et d’amour ». Et même un journal plus conservateur comme L’Univers Israélite, organe du Consistoire israélite de Paris, reconnaissait à l’historien, lors du centenaire de sa naissance (1923), le mérite d’avoir guéri le Français cultivé de la « grimace voltairienne », en restituant à la religion hébraïque sa place dans l’histoire universelle.

L’influence des travaux de Renan se place donc au carrefour d’une vague générale de réforme des religions, qui se repand en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle. À côté des savants issus du protestantisme et du judaïsme libéraux, tels que Vernes et Darmesteter, il ne faut pas oublier Alfred Loisy (1857-1940), figure emblématique de la crise moderniste du catholicisme, qui fut élève de Renan au Collège de France. Renan lui-même, d’ailleurs, à la fin de son Marc-Aurèle, avait tracé pour l’avenir de l’humanité un programme œcuménique, une sorte d’alliance interreligieuse où tous les cultes seront épurés et réduits à leur forme rationnelle, y compris le catholicisme, pour lequel il pronostiquait un probable schisme où la partie plus progressiste, « abandonnant les erreurs surnaturelles, s’unira au protestantisme libéral, à l’israélitisme éclairé, à la philosophie idéaliste, pour marcher vers la conquête de la religion pure, ‘en esprit et en vérité’ ».

Si ses idées furent d’inspiration pour un renouveau scientifique, Renan ne joua pas un rôle direct dans l’institutionnalisation des sciences religieuses en France. Lors des deux épisodes les plus marquants de ce parcours de laïcisation de l’enseignement des religions, la création de la chaire d’Histoire des religions au Collège de France (1880) et la fondation d’une Section des sciences religieuses (Ve section) à l’EPHE (1886), Renan se montra, au contraire, très critique vis-à-vis des nouveaux projets. Pour le Collège de France, il était peu enclin à l’idée de renfermer l’histoire religieuse dans un seul enseignement généraliste, en privilégiant la vision des sciences religieuses particulières qui auraient dû, à son avis, pénétrer chaque chaire de littérature ancienne. De la nouvelle section de l’EPHE, il contestait même le titre, car, écrit-il à son ami Marcellin Berthelot « le mot sciences religieuses attribue à la religion une objectivité qu’elle n’a pas ». Qui plus est, il craignait que la section ne puisse devenir « un nid d’apologétique catholique, conformément à l’ambition qu’a toujours eue l’École catholique d’enseigner sa doctrine particulière dans les établissements laïcs ». Cela ne l’empêcha nullement de suivre avec intérêt les travaux et l’histoire de la section, dont plusieurs directeurs d’études étaient des collègues et des amis.

Plus qu’un maître ou un fondateur de l’étude scientifique des religions en France,  Renan fut un précurseur, une référence constante et une sorte de figure tutélaire pour tous ceux qui ont œuvré pour l'institutionnalisation des sciences religieuses dans l'enseignement public. Une figure qui, pour le dire avec les mots de Patrick Henriet, lequel a étudié son influence sur la première génération de l’EPHE, « symbolisait et résumait un siècle de progrès marqué par le passage d’une explication théologique et métaphysique du monde à un système scientifique. Son parcours personnel illustrait cette évolution et son œuvre l’exposait clairement. »

Domenico Paone (ITEM-CNRS / École normale supérieure, Paris).

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