Juridiquement et historiquement les rapports entre les pouvoirs publics et les Églises ou communautés religieuses en Allemagne s’organisent selon le principe de séparation-coopération. La Loi fondamentale allemande est imprégnée de valeurs chrétiennes, ce qui s’exprime de diverses manières, aussi bien dans le préambule constitutionnel que lors de la prestation de serment du chancelier et des membres du gouvernement, ainsi que par un cours de religion obligatoire à l’école publique. Mais son article 140 précise qu’il n’y a pas d’Église établie. Cette séparation de principe entre l’État et les Églises a été introduite par la Constitution de Weimar de 1919, et les dispositions de celle-ci ont été reprises dans la Loi fondamentale de 1949.
Ce régime cultuel allemand permet aux Églises et communautés religieuses de se développer de manière autonome à l’intérieur de l’espace public, tout en étant amenées à coopérer avec l’État dans de nombreux domaines tels que l’enseignement, les soins caritatifs, les services de radiodiffusion ou lorsqu’il s’agit de lever l’impôt ecclésiastique. En dépit de la coopération, l’État est tenu de ne pas s’identifier à une religion, une philosophie ou une idéologie. Il est donc religieusement et philosophiquement neutre.
Selon le constitutionnaliste Ernst-Wolfgang Böckenförde, la neutralité étatique allemande permet aux différentes croyances religieuses et philosophiques d’évoluer de manière égale dans la société. C’est là une neutralité qui peut se concevoir soit de manière stricte et distante, soit de manière plus ouverte et inclusive. Ces différents aspects de la neutralité ressortent entre autres des décisions de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dont les arrêts sur les signes religieux dans la fonction publique, avant tout le port du foulard, en reflètent les différentes facettes – penchant soit pour une application stricte de la neutralité étatique qui limite l’exercice de la liberté de croyance de chacun, soit pour une application plus ouverte.
Lors de l’adoption de la Loi fondamentale en 1949 le régime des cultes repris de l’ancienne Constitution de la République de Weimar ne concernait que les Églises chrétiennes – protestante et catholique. Depuis, le pluralisme religieux et la sécularisation croissante ont contribué à changer le visage confessionnel de l’Allemagne d’aujourd’hui. Aussi bien la communauté musulmane, regroupée dans différentes associations et constituant la deuxième confession après les confessions chrétiennes, que l’augmentation des sans-confessions, reflètent ce changement.
Ainsi, les dispositions sur les Églises et communautés religieuses de l’accord de coalition essayent de prendre en compte ces évolutions sociales. Elles indiquent non seulement un changement dans le régime des cultes, mais s’inscrivent aussi dans la continuité de la relation de coopération et de dialogue traditionnelle entre l’État, les Églises et communautés religieuses.
Il y a continuité puisque la coalition en cours reconnait comme les gouvernements précédents la place importante des Églises et communautés religieuses dans l’espace public ainsi que leur contribution à la transmission de valeurs, au vivre ensemble et au renforcement du lien social.
Il y a changement puisque l’accord de gouvernement prévoit de développer le régime de séparation-coopération de manière à ce que toutes les communautés religieuses soient mieux représentées et associées. La focale est mise en particulier sur une meilleure intégration des communautés musulmanes.
Symboliquement ceci se traduit aussi dans l’utilisation du terme « Religionsverfassungsrecht » (droit constitutionnel des religions), plus inclusif parce qu’il ne se limite pas qu’aux Églises, au lieu de l’habituel « Staatskirchenrecht » (droit des Églises d’Etat) pour désigner le corpus juridique du régime des cultes.
À cette fin, l’actuelle coalition gouvernementale entend estimer, en coopération avec les Églises et communautés religieuses, si des ajouts au statut juridique de ces dernières sont nécessaires. Il n’est pas précisé si cela sous-entend l’obtention du statut de corporation de droit public pour certaines communautés religieuses qui ne l’ont à ce jour pas obtenu.
Pour les communautés religieuses reconnues, l’obtention de ce statut de corporation de droit public serait avant tout une étape symbolique importante. Ce statut mettrait celles-ci sur un véritable pied d’égalité avec les Églises protestante et catholique ainsi que la communauté juive, qui pour leur part sont des corporations de droit public. Ce statut juridique ouvre notamment le droit de lever l’impôt ecclésiastique ainsi que certains avantages fiscaux. En découle aussi la conformation de ces communautés religieuses au respect des droits fondamentaux, de la Loi fondamentale et de l’État de droit. Pour le moment, dans le cas des communautés musulmanes reconnues, le respect de l’État de droit est fixé dans les Traités d’État qu’elles ont conclu avec les gouvernements des Länder, comme Brême ou Hambourg.
Il y a changement aussi puisque l’accord gouvernemental prévoit la suppression des paiements étatiques sous forme de dotations (Staatsleistungen) en coopération avec les Églises et les Länder (entités fédérées). Datant de 1803, ce sont des subventions publiques dont bénéficient l’Église catholique et l’Eglise protestante. Il s’agissait alors de les dédommager des expropriations de biens induits par le processus de sécularisation initié par l’empereur Napoléon, là où des territoires allemands avaient été annexés à la France.
La suppression inscrite dans la Constitution de Weimar a été reprise à l’article 140 de la Loi fondamentale. Les conditions et le cadre de la suppression doivent être fixés par une loi au niveau du Bund (État fédéral). Cette loi ne peut pas simplement annuler les subventions, mais doit prévoir un dédommagement financier adéquat envers les Églises. Malgré le fait que les Églises ne sont pas opposées à la suppression de ces paiements – ceux-ci ne constituent qu’une partie minime de leurs finances : dans le cas de l’Église protestante d’Allemagne (EKD) ils ne s’élèveraient qu’à 3 % du budget global – la suppression n’a jusque-là pas pu être réalisée.
La difficulté réside dans la somme finale qui sera à payer. Selon des estimations, celle-ci pourrait s’élever à dix milliards d’euros. Même si c’est une loi au niveau du Bund qui doit fixer les conditions et le cadre de cette suppression, le dédommagement financier reviendra aux Länder puisque ce sont les entités fédérées qui versent ces paiements étatiques (Staatsleistungen). Ce qui risque de représenter des enjeux financiers importants pour elles.
Même s’il y a eu à plusieurs reprises des propositions de loi portant sur la suppression des paiements étatiques sous formes de dotations (Staatsleistungen) – dont la plus récente lors de la législature 2017-2021, venant des libéraux, de la gauche et des verts (FDP-Die Linke-Die Grünen) –, c’est la première fois que celle-ci est inscrite dans un accord de coalition gouvernemental.
Les trois partis du gouvernement fédéral allemand actuel sont des partis historiquement plutôt séculiers, plus enclins à une séparation plus marquée entre l’État et le cultuel. Ils reflètent la réalité sociale sécularisée et pluraliste – la prestation de serment sans la formule « que Dieu me vienne en aide » de la moitié des membres du gouvernement et du chancelier Olaf Scholz lui-même en est une illustration, tout comme la confession musulmane du ministre de l’Agriculture, une première en Allemagne.
Ainsi l’accord de coalition gouvernemental de septembre 2021 semble vouloir se détacher du référentiel culturel chrétien et instaurer une séparation plus nette entre l’État et le cultuel, tout en maintenant la coopération et le dialogue avec les Églises et communautés religieuses. Il marque ainsi un tournant avec les précédents gouvernements, notamment celui de 2013-2017 qui affirmait clairement les valeurs et fondements chrétiens du pays et le maintien en l’état du régime cultuel (Staatskirchenrecht) de séparation-coopération
Reste à voir ce qu’il en sera au final. Avec la guerre en Ukraine, la crise climatique, la crise énergétique et sociale, il n’est pas garanti que les changements envisagés dans le régime des cultes, tels que la suppression des Staatsleistungen, soient ainsi mis en œuvre durant cette législature.
Cécile Feuerhahn (ULB).
Cet article a été rédigé par une étudiante du Master en Sciences des Religions et de la Laïcité à l’ULB, dont la qualité des travaux a été récompensée par l’opportunité de rédiger une analyse pour ORELA. Nous l'en félicitons !