samedi 27 octobre 2012

Habib Kazdaghli et l’affaire du niqab en Tunisie

Ce 25 octobre se déroulait à Tunis le procès de Habib Kazdaghli, doyen de la Faculté des Lettres de l’Université de La Manouba, qui répondait devant le tribunal d’actes de violence commis par un fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions, suite à une altercation avec deux étudiantes en niqab, en mars dernier, dans son bureau. Une accusation qui n'est que le dernier épisode en date d'une longue série qui a vu le professeur Kazdaghli être victime d’agressions et de menaces, jusqu’à l’occupation de la Faculté de La Manouba par des militants salafistes — lesquels tentent d'imposer par la violence et la peur la prévalence des normes religieuses et le refus des règles académiques.


Certes, le doyen Kazdaghli bénéficie en sa faveur d’une mobilisation importante de la société civile et des avocats démocrates tunisiens, parmi lesquels Radhia Nasraoui, figure bien connue de la défense des droits humains. Certes, l’audience de ce jeudi 25 octobre s’est conclue par un report de l’affaire au 15 novembre prochain, les deux parties en cause souhaitant se constituer parties civiles. Certes, l’on y a vu la justice tunisienne respecter parfaitement les intérêts des protagonistes, alors que la première audience du 5 juillet avait été marquée par un coup de théâtre, le parquet demandant la requalification des voies de fait simples en actes de violence commis par un fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions, une incrimination qui vaut aujourd’hui au doyen Kazdaghli de risquer cinq ans de prison.

Ce placide professeur d’Université est ainsi devenu, malgré lui, le symbole de la capacité de résistance de la société civile tunisienne face à la violence salafiste, incarnant un combat qui dépasse largement les universités de ce pays du Maghreb. Il montre aussi que les établissements universitaires demeurent aujourd’hui en Tunisie l’un des bastions essentiels de la résistance face à l’intégrisme religieux et sa morale rigoriste, dont la pression s’accentue chaque jour davantage dans tous les secteurs de la société. L’Université paraît donc être le symbole fort de la jeune démocratie tunisienne, au moment où celle-ci se trouve à un tournant décisif de sa révolution et de son histoire.

Ceux qui tentent depuis des mois de terrasser Habib Kazdaghli, et à travers lui de mettre au pas les Universités ­—­ avant La Manouba, celles de Sousse et de Kairouan avaient vu se dérouler des événements semblables — en sont toujours pour leurs frais : Habib Kazdaghli s’est révélé être un adversaire coriace, attaché à faire respecter scrupuleusement le prescrit des règles académiques et apparemment solide face au travail de sape continu et à la violence dont il est l’objet. Ses collègues de l’Université, soutenus par des intellectuels tunisiens et une forte mobilisation internationale, notamment française et belge — une importante délégation venue de l’Université libre de Bruxelles était présente à Tunis le 25 octobre, en guise de solidarité —, ne désarment pas non plus pour faire triompher les libertés académiques face aux intimidations salafistes et aux complaisances dont elles ont longtemps bénéficié.

A travers l’affaire Kazdaghli, ce sont les libertés publiques en général qui sont ainsi mises à l’épreuve par ceux qui entendent faire de la Tunisie le banc d’essai de la propagation de l’islam politique radical au Maghreb, en instillant partout, même à l’Université, la ségrégation entre les hommes et les femmes — une régression sinistre, alors que la Tunisie a été une pionnière en matière de statut de la femme dans le monde arabe.

Le procès Kazdaghli est ainsi le révélateur de nombreux enjeux dans une société tunisienne en mutation. Tout d’abord, il incarne la résistance à l’obscurantisme dans le chef de ceux qui ont la charge, tous les jours, d’enseigner la liberté de pensée, la liberté de conscience, le libre examen critique, l’indépendance du jugement et la recherche impartiale de la vérité. L’Université ne peut donc être que visée par ceux pour lesquels ces valeurs universellement partagées sont insupportables.

Ensuite, il montre les dualités de la société tunisienne après la révolution du 14 janvier, partagée entre d’une part des démocrates viscéralement attachés aux principes de séparation des sphères et d’autre part des partisans d’un consensus avec l’islam politique, un islam politique parfois peu déterminé, pour des raisons diverses, à faire obstacle à la violence salafiste. Il questionne également la capacité de l’appareil judiciaire à se débarrasser des fantômes de la dictature, tout comme son aptitude à se soustraire à l’influence du pouvoir : celui-ci devra à son tour démontrer qu’il ne renvoie pas simplement les protagonistes de l’affaire Kazdaghli dos à dos, mais qu’il endosse ses responsabilités — notamment celles des droits à la propriété d’un Etat qui a vu ses biens mis à sac par l’intervention brutale des jeunes salafistes.

En troisième lieu, ce qui a conduit à ce procès, à savoir le respect des mesures prises pour limiter le port du niqab à l’Université, illustre le fait que c’est toujours au corps des femmes qu’on en revient quand il s’agit de porter atteinte à l’égalité démocratique : le corps de la femme que l’on veut soustraire au regard des hommes en le voilant ; le corps des femmes que l’on veut séparer de celui des hommes par la ségrégation physique ; le fantasme idéologico-religieux de la concupiscence qu’il suscite et ne peut que rendre, aux yeux des puritains de tout poil, la femme responsable de la convoitise des hommes ; le corps de la femme objet de toutes les violences enfin, par les mutilations génitales qu’on lui fait subir ou par la domination masculine qui s’exerce sur lui  ­­— l’affaire de la jeune fille violée voici peu par deux policiers en Tunisie aussi, puis accusée d’atteinte à la pudeur, l’a illustré, comme en miroir de l’affaire Kazdaghli.

Enfin, dans un pays inquiet du fait des menaces qui pèsent sur son avenir, le procès Kazadagli témoigne des théories du complot qui y fleurissent de part et d’autre de l’échiquier politique : pour les uns, le salafisme, qui était étranger aux réalités tunisiennes jusqu’il y a peu, serait un poison extérieur que des puissances étrangères s’évertueraient à inoculer pour déstabiliser et transformer la société tunisienne ; pour d’autres, les universitaires et les intellectuels autour de Habib Kazdaghli seraient inféodés à l’idéologie et à la culture occidentales, trop peu tunisiens, trop peu arabes et trop mécréants, en quelque sorte…

Aucune de ces deux accusations ne tient la route, bien évidemment : l’islam politique et son influence dans de nombreux secteurs de la société tunisienne est un produit des régimes politiques successifs qu’a connus la Tunisie depuis l’Indépendance ; quant à la propension des intellectuels à fonder la démocratie tunisienne sur les principes des Lumières, elle est elle aussi intrinsèquement liée à l’histoire de la Tunisie indépendante et aux idées de progrès qui ont longtemps permis d’y construire une législation assurant l’autonomie des sphères, bien plus qu’ailleurs dans le monde arabe. Les universitaires, les intellectuels et les artistes tunisiens, tout comme les militants des droits de l’homme, en demeurent les garants ; à l’instar de Habib Kazdaghli, ils se battront très vraisemblablement avec toute leur énergie pour refuser le repli de la Tunisie sur un quant-à-soi religieux pusillanime, pour perpétuer leur vocation de passeurs vers l’universalité des droits, et vers l’universel tout court.

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

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