Les violences sexuelles dans l’Église sont loin d’être une nouveauté. Ainsi, en 1890, l’écrivain français Octave Mirbeau consacrait-il son roman Sébastien Roch à faire le récit de la destruction morale d’un adolescent soumis aux viols répétés d’un enseignant jésuite. D’une manière générale, depuis des décennies sinon des siècles, les blagues et caricatures de prêtres qui abusent des jeunes brebis sous leur autorité font florès. Depuis l’affaire Dutroux en Belgique (1998) et plus récemment le mouvement #Me too, les agressions sexuelles ne font plus rire et sont devenues intolérables pour l’opinion publique. Au début des années 2000, les premiers scandales dévoilant les agissements de prêtres pédophiles sinon couverts, du moins étouffés par leur hiérarchie, ont défrayé la chronique.
Ces affaires furent et continuent d’être ressenties très douloureusement par le monde catholique, qui les vit comme un abus de confiance de la part d’hommes censés les guider et incarner l’idéal évangélique. S’ajoute à ce malaise la honte d’appartenir à une Église salie et souillée par le crime et les malversations. Les catholiques témoignent d’un sentiment de stigmatisation particulièrement fort en raison de la large couverture médiatique qui est donnée à ces scandales, lesquels les éclaboussent par procuration.
Du côté catholique comme du côté de l’opinion publique, ces affaires renforcent la disqualification dont le clergé est l’objet depuis des décennies. Les effets de cette disqualification ont fait l’objet d’un ouvrage désormais classique de Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde (Bayard, 2003). La sociologue y montre que ce qui est en jeu dans nos sociétés contemporaines, c’est ce qu’elle appelle « l’exculturation » du catholicisme. Jadis, ce dernier jouissait de l’autorité incontestable d’orienter la norme morale et d’être à l’origine de la majorité des modèles sociaux et culturels. Depuis les années 1960, cette autorité s’est progressivement délitée. L’Église a peu à peu perdu le pouvoir d’influence dont elle jouissait dans le domaine public et politique. Elle a dès lors investi toute son énergie pour s’imposer comme experte dans le domaine de l’éthique, en particulier dans les questions sexuelles et familiales. Jouant cette carte, une partie du clergé conservateur, suivi par des catholiques traditionalistes, s’est investie dans les mouvements anti-genre, anti-choix (les mouvements pro-vie), anti-mariage homosexuel, anti-adoption d’enfants par des couples de même sexe, et anti-procréation médicalement assistée. Ce mouvement à dimension transnationale s’est notamment illustré en France par les Manifs pour Tous (2012-2013).
L’une des principales valeurs pour lesquelles les manifestants et manifestantes affirmaient se mobiliser était la défense des droits de l’enfant. La posture a évidemment été difficile à tenir après les scandales d’abus sexuels dans l’Église. Certains hommes d’Église, parmi les plus prolixes propagateurs de la panique morale générée par ce qu’ils appelaient la « théorie du genre », étaient parmi les prêtres dénoncés pour abus sexuels. Ce double discours a été particulièrement mal reçu dans le monde catholique.
La sociologue Céline Béraud, qui vient de publier un ouvrage particulièrement éclairant intitulé Le catholicisme français à l’épreuve des scandales sexuels (Le Seuil), constate que cette disqualification du clergé conservateur a modifié quelque peu le rapport de forces interne au monde catholique. Le pôle conservateur, qui était parvenu à monopoliser le débat public lors des Manifs pour Tous fait désormais profil bas, laissant la place à une autre parole catholique. Cette dernière exprime un désir profond de remise en question de l’institution cléricale. Ne se reconnaissant pas ou plus dans le fonctionnement de l’Église, certains croyants et certaines croyantes s’en désengagent, ou s’investissent dans des groupes de réflexion concernant les modalités de cet engagement. D’autres choisissent, en revanche, une protestation plus visible : ne plus endosser l’identité catholique, ne plus donner au denier, ne plus aller à la messe.
La remise en question par les croyants et croyantes de l’autorité cléricale ne se limite toutefois pas à ces actes. Elle se manifeste également par une prise de distance, un discours critique à l’égard de la prêtrise et des modalités de l’exercice de l’autorité au sein de l’Église. D’une manière générale, c’est la dimension sacrée et séparée du reste des fidèles de la fonction qui indispose. Une partie du clergé invite d’ailleurs les fidèles à se départir d’une attitude par trop déférente, jugée peu compatible avec les idéaux démocratiques d’aujourd’hui. Ces religieux s’opposent en cela à une autre partie du clergé qui souhaite, suivant ainsi les recommandations de Karol Wojtyla (le pape Jean-Paul II), faire rayonner et affirmer le caractère extrahumain – surnaturel – des autorités religieuses. Certains se prêtent ainsi à une mise en scène très élaborée – amplifiée par les réseaux sociaux – visant à valoriser ce que le sociologue Eugen Weber appelait la virtuosité religieuse : un comportement qui met en exergue une vie chaste, ascétique et abstinente appuyés par un décorum, une liturgie et des vêtements fastueux.
Ce type de comportement semble avoir pour effet de galvaniser la critique par les catholiques qui posent la question de la légitimité même d’un fonctionnement vertical. Céline Béraud a ainsi pu observer des conflits au sein des paroisses et des évêchés autour de personnalités jugées trop autoritaires par leurs paroissiens et paroissiennes. Dans ce cadre, des groupes de travail et de parole visant à défendre le mariage des prêtres, l’ordination des femmes et une gouvernementalité plus délibérative (la synodalité) sont mis sur pied et expérimentés. La frontière étanche entre l’Église enseignée (le laïcat) et l’Église enseignante (le clergé) est ainsi profondément battue en brèche. Dans la foulée, les mécanismes de l’adhésion, de l’appartenance et de la croyance en l’Église et à ses dogmes se trouvent profondément ébranlés.
Se dessine de la sorte une cartographie d’un monde catholique extrêmement pluriel, se déployant sur un nuancier qui va des partisans d’un cléricalisme renouvelé à des « chrétiens sans Église ». La sortie du rapport sur les abus sexuels dans l’Église risque d’alimenter cette polarisation. Tandis que les premiers tendent à vouloir traiter les prêtres criminels comme des cas isolés, les seconds attendent de l’Église qu’elle assume ses responsabilités et exprime la reconnaissance des torts subis d’une manière collective. Ces derniers veulent sortir d’une logique qui voit dans le phénomène seulement le fait de brebis égarées. Ils veulent que soit mis à l’agenda un examen qui permet de mettre au jour les causes profondes des déviances criminelles. Mais d’une manière générale, la plupart des catholiques proposent aujourd’hui de se focaliser sur les victimes et de resserrer les liens communautaires autour d’actions de solidarité et de la charité.
L’ampleur des violences sexuelles dans le clergé constitue pour le monde catholique une crise dont il est impossible de prédire les effets à long terme. Pour les fidèles qui se revendiquent de cette religion, il s’agit incontestablement d’une épreuve, assumée comme telle. Certains et certaines y voient l’occasion d’opérer un renouvellement radical des structures de l’Église qui pourrait la redynamiser et renverser la tendance des affiliations, désengagements et désaffections. De la sorte, la crise ne serait pas l’événement ultime qui précipite l’éclatement de la maison catholique. Se rejoue ainsi un nouveau défi au sein d’une religion dont l’une des caractéristiques est assurément sa capacité à amortir les chocs.
Cécile Vanderpelen-Diagre (Université libre de Bruxelles).