Vendredi 22 novembre 2024
mardi 15 juin 2021

L'état de la liberté religieuse au Soudan

Dans son article 18, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies affirme l’importance de la liberté de religion, soutenant que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction ». Après avoir vécu trente ans sous le règne de la loi islamique ou sharia, le Soudan connaît un espoir de changement. En effet, une déclaration conjointe signée entre le gouvernement et un groupe rebelle du sud des monts Nouba portant sur la séparation de la religion et de l’État a été signée le 28 mars 2021, à la suite d’un accord conclu en août 2019. Le texte affirme qu’ « aucune religion ne sera imposée à quiconque et l’État n’adoptera pas de religion officielle ». Il constitue une première étape devant conduire à un accord de paix final qui devrait garantir la liberté de culte pour tous. 

Après son indépendance proclamée en 1956, le Soudan a  connu des régimes militaires successifs et a fini par mettre en place un État fédéral, pour faire pièce aux velléités sécessionnistes du Sud, commencées dès 1955. Les dernières décennies ont été marquées par des affrontements opposant chrétiens et musulmans, n’épargnant pas les institutions chrétiennes, notamment des Églises et des ONG soupçonnées de soutenir les revendications des rebelles. 

C’est ainsi que, dès le début des années 1960, les Pères Blancs italiens comme l’organisation missionnaire de la Sudan United Mission ont été expulsés du Soudan. Les clercs musulmans disposent alors de larges prérogatives en matière politique, participant à l’administration des affaires publiques mais aussi juridiques, siégeant au sein des cours islamiques et agissant de concert avec les autorités en place pour réprimer l’idéologie nationaliste. Les questions portant sur la place de la religion dans la société soudanaise font couramment l’objet d’instrumentalisations politiques et suscitent d’âpres débats, sur fond de fortes dissensions religieuses et politiques, comme l’illustre l’interdiction du parti communiste, dès 1965, au motif obscur d’apostasie.   

Le thème de la sharia est particulièrement sensible et polarise les positions. Le pouvoir autoritaire exercé par Gaafar Muhammed Nimeiry, qui dirige le pays de 1969 à 1985, illustre de manière exemplaire cet usage politique de la religion, dans l’objectif d’étendre le champ de son influence.  Dans ce pays dont 96 % de la population se réclame de l’islam, la sharia est officiellement adoptée en 1983. Bien que la Constitution ait prévu en théorie la liberté de religion, l’imposition concomitante de la loi islamique comme source de la législation, a ouvert la voie à une longue période de tensions et de conflits. 

Dans les années 1980, le régime alors très contesté de Gaafar Nimeiry décide de mettre en œuvre une version radicale de la sharia pour gagner le soutien des islamistes. Il tente ainsi vainement de se maintenir au pouvoir et de se débarrasser de ses opposants politiques. L’un des événements les plus tragiques de cette période survient en 1985, lorsque Nimeiry décide l’exécution d’un opposant politique et théologien musulman libéral, Mahmoud Mohamed Taha. Ce dernier est accusé d’apostasie après avoir proposé une réforme de la théologie islamique, adossée à une interprétation libérale et progressiste du Coran. Toutefois, ce recours instrumental à la religion n’empêche pas la chute de Nimeiry, contraint, deux ans plus tard, de quitter le pouvoir à l’occasion d’un coup d’État.

Après une période de transition, le régime militaire d’Omar Hassan Ahmad al Bashir lui succède en 1991 et soumet presque aussitôt l’ensemble de la population, chrétiens du Sud compris, à la loi islamique. En théorie, la sharia ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux des non musulmans, notamment des chrétiens. Dans la pratique, les dispositions du code pénal, notamment celles relatives au respect de l’islam, mettent en péril le vivre ensemble et la liberté de conscience, y compris celle des musulmans.

Omar al Bechir est fortement influencé par Hassan Abdallah al Tourabi, un homme politique et religieux qui soutient une vision rigoriste de l’islam et encourage des mesures politiques conformes à ses convictions. Pour le cheikh soudanais, le fait que les chrétiens puissent demeurer sous l’empire de la loi islamique n’est nullement attentatoire aux droits religieux dès lors qu’ils bénéficient d’un « pacte de confiance » (dhimma), une sorte de contrat social destiné aux minorités issus des « gens du livre ». En réalité, la mise en place d’une république islamique exacerbe les tensions confessionnelles et les mobilisations des indépendantistes du Sud. En dépit de ces efforts, le Soudan fait l’objet d’une sécession en 2011, coupant le Sud majoritairement chrétien du reste du pays.  

Au regard de cette histoire récente, l’abolition de la république islamique ouvre une nouvelle ère d’espoir. L’accord conclu entre le gouvernement et les fractions rebelles dispose en effet que le Soudan n’a plus de religion d’État, favorisant la liberté religieuse. Conformément à cette annonce, la peine de mort pour apostasie a été abolie dans un article qui dispose qu’ « aucun citoyen ne peut être victime de discrimination en raison de sa religion ». Rendue possible par  la chute d’Omar al Béchir en 2019, cette évolution est saluée par les défenseurs des droits et des libertés à travers le monde, comme aux États-Unis, par la Commission sur la liberté religieuse internationale qui encourage le Premier ministre soudanais Abdalla Hamdock à poursuivre ses efforts. 

Le Soudan a, en effet, figuré durant de longues années dans les dernières places des classements internationaux relatifs à la liberté de religion, réalisés par cette institution américaine, ainsi que par la fondation catholique Aide à l’Église en Détresse (AED). Ces organisations appellent en outre à l’abrogation pure et simple de la loi sur le blasphème. Si cette dernière n’est plus punie par la peine de mort, elle peut toujours entraîner la condamnation d’un contrevenant à six mois de prison. Pour leur part, les responsables chrétiens du pays approuvent ces aménagements tout en demeurant prudents, attendant de voir la mise en œuvre d’autres réformes, comme les  indemnisations promises aux chrétiens en réparation de la destruction de leurs églises sous le règne d’al Béchir.

Les pourparlers établis entre les généraux qui lui ont succédé et l’opposition, ont permis l’investiture le 21 août 2019 d’une instance de transition regroupant des civils et des militaires, parmi lesquels figure une chrétienne, Raja Nicolas Abdel Massih. Cette dernière est l’une des deux premières femmes et la première chrétienne à rejoindre l’exécutif au Soudan. Plus qu’un symbole, la présence de cette chrétienne copte, soutien ardent de la cause des minorités chrétiennes dans ce pays, illustre l’ampleur du changement à l’œuvre. 

La nouvelle Constitution ne fait plus figurer l’islam comme une caractéristique de l’État et Raja Nicolas a pour mission de veiller au respect des mesures décidées par le gouvernement, dans l’objectif de restaurer les droits des minorités religieuses en matière de liberté de religion, et ce dans un pays marqué depuis des décennies par les divisions religieuses et ethniques.  

En plus de l’abrogation de la peine de mort pour apostasie, le gouvernement de transition a opéré un grand nombre de changements dans la Constitution : ainsi, l’excision des filles est désormais un délit  passible de trois ans de prison. Par ailleurs, les femmes ne sont plus soumises à l’autorisation de leur époux pour voyager seules avec leurs enfants. Désormais, les chrétiens sont autorisés à importer et à consommer de l’alcool.

Si ces changements ouvrent la voie à une évolution très positive en matière de liberté d’expression et de religion, ils n’ont pas encore bouleversé le quotidien d’un certain nombre de chrétiens, notamment les responsables d’églises qui témoignent de pressions persistantes, s’agissant en particulier de la fondation de nouvelles églises que les services de sécurité chercheraient à décourager. Au-delà des modifications de la législation, il est probable que les attitudes sociales vis-à-vis des minorités religieuses, notamment chrétiennes, tarderont à changer notablement. Par ailleurs, ces dernières ont l’espoir que d’autres modifications essentielles seront réalisées, notamment en ce qui concerne les lois portant sur le blasphème ou la décence publique, dont elles espèrent l’abrogation prochaine. S’ils se réjouissent des transformations réalisées, les défenseurs des droits de l’homme et les responsables des minorités religieuses, marqués par un passé lourd de tensions confessionnelles dont ils ont payé le prix fort, observent avec un optimisme prudent les évolutions à l’œuvre au cœur de la législation soudanaise, relativement aux libertés religieuses. 

Fatiha Kaouès (GSRL- CNRS).

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