Vendredi 22 novembre 2024
dimanche 23 septembre 2012

La guerre des crucifix. Nationalisme minoritaire et nationalisme majoritaire au Québec

Trois symboles chrétiens qui entourent encore la chaise du président de l'Assemblée nationale du Québec: le crucifix, la croix blanche du drapeau du Québec et la devise "Dieu et mon droit", empruntée à la Couronne anglaise. Trois symboles chrétiens qui entourent encore la chaise du président de l'Assemblée nationale du Québec: le crucifix, la croix blanche du drapeau du Québec et la devise "Dieu et mon droit", empruntée à la Couronne anglaise.

Appelé à commenter à la radio le projet de Charte québécoise de la laïcité préconisé par le Parti québécois (PQ) [le grand parti nationaliste du Québec], qui propose d’interdire les crucifix dans les salles des conseils des hôtels de ville, le maire de la ville de Saguenay, Jean Tremblay, a tenu des propos virulents. La crise provoquée par ses déclarations permet de mieux saisir le rapport des citoyens québécois au catholicisme.

La ligne de défense du maire et de ses partisans est intéressante, car elle emprunte à deux argumentaires qui découlent d’un positionnement différent comme groupe francophone canadien. D’une part, il s’agit d’affirmer comme majorité le caractère identitaire (plutôt que religieux) du crucifix. D’autre part, il s’agit de réclamer comme minorité religieuse les compromis légaux autrement réservés aux communautés culturelles. Les francophones du Québec entretiennent en effet une conception ambigüe de leur place politique dans l’ensemble canadien. Majoritaires à 85 % dans la province de Québec, ils sont fortement minoritaires (20 %) au Canada. Ils peuvent donc être dits tout à la fois majoritaires et minoritaires.

S’en prenant à la personne de Djemila Benhabib, candidate du PQ dans Trois-Rivières, le maire de Saguenay s’est emporté : « Je n'aime pas que ces gens-là [sous-entendu les immigrants] arrivent ici pis établissent leurs règles. Qu'on aille toucher à leurs règles pour le fun... » Le maire déclarait bien entendu apprécier l’apport des immigrants, mais, précisait-il, « en autant qu'ils se marient à notre culture ».

C’est donc comme porte-parole de la majorité qu’intervenait le maire. Il entendait sauvegarder les droits et coutumes de ces « premiers arrivants » qui forment aujourd’hui environ les trois quarts de la population québécoise. Or, à ses yeux, la culture canadienne-française est indissociable de l’héritage catholique. Pendant cent ans (1860-1960), le Québec s’est fait connaître pour formuler un discours qui entremêlait indissolublement nation et religion. Ce « clérico-nationalisme » faisait de l’Église catholique l’institution centrale de défense de la nation menacée. À cette époque, un Canadien français qui n'était pas catholique était considéré comme une anomalie, pour ne pas dire une monstruosité.

En s’en prenant aux crucifix qui dominent les salles des conseils municipaux, Benhabib aurait attaqué l’identité même du groupe majoritaire. « Notre culture du Québec, nous autres, là, notre drapeau du Québec, là, elle [Benhabib] le sait-tu que c'est la croix chrétienne qu'il y a là-dessus ? », tonnait le maire Tremblay.

Pour ce dernier, insistons-y, les symboles religieux ne renvoient pas tant à la croyance catholique qu’à l’histoire nationale du groupe canadien-français. Cela se comprend : la pratique religieuse des baptisés catholiques québécois francophones a chuté depuis 50 ans à des bas historiques (à peine 10 %). En 2010, un sondage révélait que 44 % des sondés répondaient être catholiques parce qu'ils avaient été baptisés, 24 % parce que leurs parents étaient catholiques, et seulement 24 % parce qu’ils avaient la foi (6 % ne savaient pas).

Profondément sécularisés, les Canadiens français du Québec considèrent que les crucifix ne font pas d’abord partie de leurs croyances religieuses, mais de leur patrimoine. À leurs yeux, les crucifix représentent davantage un symbole identitaire qu’un objet religieux ostentatoire. Le crucifix accroché au mur du Salon bleu de l’Assemblée nationale a ainsi été gardé à sa place parce que les députés du Québec (dont des juifs et des musulmans) ont reconnu en lui, à l’unanimité, une expression de l’identité… nationale !

Si les Canadiens français sont majoritaires au Québec, il en est tout autrement au Canada. Perdus dans un grand ensemble anglophone, ils ne peuvent éviter d'éprouver une certaine inquiétude par rapport à leur avenir collectif et d’être spontanément saisis par le défi de la conservation de leur culture.

Le maire Tremblay pense ainsi que, formant par un autre bout une minorité dans le grand ensemble fédéral, les Canadiens français ont raison de réclamer pour eux-mêmes les « accommodements raisonnables » que la majorité réserve communément à ses minorités religieuses. Comme l’écrit José Woehrling (« L'obligation d'accommodement raisonnable et l'adaptation de la société à la diversité religieuse », Revue de droit de McGill, 1998) : « L’obligation d’accommodement (ou d’adaptation) oblige, dans certains cas, l’État, les personnes ou les entreprises privées à modifier des normes, des pratiques ou des politiques légitimes et justifiées, qui s’appliquent sans distinction à tous, pour tenir compte des besoins particuliers de certaines minorités, principalement les minorités ethniques et religieuses. »

Le maire Tremblay croit que cette tradition anglo-saxonne des « accommodements raisonnables » s’applique parfaitement aux Canadiens français catholiques. De tels compromis légaux qui visent notamment à aménager la loi afin de satisfaire aux demandes d’exception des communautés ethniques et religieuses seraient taillés sur mesure pour les Canadiens français catholiques. Justifiant son choix de conserver un crucifix dans la salle du conseil de ville, le maire de Granby affirmait son soutien à son homologue de Saguenay : « Il faut comprendre qu’on est de foi chrétienne et que ça fait partie de nos traditions. S’il le faut, on demandera aux gens de considérer ça comme un accommodement raisonnable. »

Si l’État permet aux enfants sikhs d’apporter leur kirpan à l’école et aux hommes musulmans de réclamer un médecin masculin à l’hôpital, pourquoi ne serait-il pas tolérant envers les Canadiens français qui réclament le droit de conserver des symboles chrétiens dans les lieux publics ? Minorité de 6 millions d’habitants, ils répondraient eux aussi aux critères qui définissent l’application des accommodements raisonnables.

Les Québécois de langue française, qu’ils soient ou non « de souche », peuvent être définis à la fois comme une minorité et une majorité selon la perspective adoptée. Cette ambivalence donne lieu à des affirmations aussi révélatrices qu’étonnantes, comme lorsqu’une citoyenne, Lucette Quiron, écrivait dans une lettre envoyée au Journal de Montréal en appui au maire Tremblay : « Un jour, nous serons une minorité dans notre propre pays ». Une telle phrase, qui passe souvent pour une évidence chez certains électeurs, n’a guère de sens, les Canadiens français comptant déjà pour moins du quart de la population canadienne !

La crise du crucifix s’explique en grande partie par cette dualité du rapport des Canadiens français du Québec à leur statut démographique. Ces derniers ont l’impression de pouvoir gagner sur les deux tableaux. Ce qu’ils exigent un jour comme minorité, ils pensent pouvoir tout aussi bien le demander le lendemain comme majorité.

Jean-Philippe Warren (Université Concordia, Montréal).

Aller au haut