lundi 24 février 2020

Les médiatisations de l’islam en Belgique francophone

Depuis les années 2000, les travaux sur les liens entre médias et religions ont conclu à une augmentation de la visibilité du religieux dans les médias d’information, à coup sûr en raison du fait que la religion est lue et vécue par les journalistes et les élites intellectuelles comme un vecteur de changements sociologiques majeurs. Si toutes les religions sont soumises aux cadrages journalistiques — que leurs représentants cherchent souvent à influencer — et à la difficulté pour les journalistes de savoir ce qu’il est opportun de dire et de montrer des idées, des pratiques ou des signes perçus comme religieux, on sait que la couverture médiatique de l’islam en Europe revêt des caractéristiques particulières depuis la Révolution iranienne, les attentats du 11 septembre 2001 et les multiples controverses et débats qui ont lieu dans le champ du politique.

Plus que pour les autres religions, la question de la définition de l’islam, de sa nature, de sa place dans les sociétés européennes, est au cœur des discours médiatiques, dans la mesure où elle est vécue comme une idéologie exogène, plus spécifiquement dans le cadre de processus migratoires qui constituent autant de cadrages à l’aune desquels la religion est perçue. Dans ce contexte, la couverture journalistique devient un objet central dans les débats, souvent décriée comme la cause de discours racistes, culturalistes ou à penchant orientaliste. Le projet “Médiatisations de l’islam en Belgique francophone”, financé par le FNRS, a comme but d’objectiver ces intuitions par une démarche systématique.

La question de départ est simple : comment parle-t-on de l’islam dans la presse écrite francophone ? Pour répondre à cette question, nous avons constitué un corpus d’articles comportant le mot islam et ses dérivés (islamique, islamiste, islamophobe) tirés des principaux titres de la presse généraliste (La Dernière Heure/Les Sports, La Libre Belgique et Le Soir) et du premier hebdomadaire d’information (Le Vif/L’Express) entre le 1er janvier 2014 et le 31 décembre 2018. Ce corpus rassemblant 16 074 articles (9 millions de mots) est analysé à l’aide d’outils de statistique lexicale ; une deuxième étape de l’analyse consistera à interroger les pratiques journalistiques autour de cette couverture.

Le premier résultat produit par l’analyse est que la fréquence du mot islam augmente brutalement dans les contextes de crise. Dans notre corpus, ce pic se situe en 2015 et au début de 2016. En soi, cette donnée ne nous dit rien des manières dont on parle de l’islam, mais le retour aux textes nous montre que le contexte post-attentats est propice à une déconstruction des amalgames. Globalement, et c’est notre deuxième observation, on remarque une diversité de cadrages de l’islam, c’est-à-dire de contextes dans lesquels apparaissent les mots en isl-, résumés dans ce schéma :

 

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Figure 1 : Les cadrages médiatiques de l’islam dans la presse francophone belge (en %)

 

Ce panorama global montre que les cadrages dépassent largement la dimension religieuse pour multiplier les lectures socio-historiques, politiques et géopolitiques. Si certains cadrages sont construits sur un récit événementiel où l’islam n’est qu’un contexte culturel dans lequel se jouent les événements (où le mot islam est sous-représenté), d’autres classes s’organisent plus clairement autour de la religion et la culture musulmanes (ici, le mot islam est surreprésenté).

Cette diversité de contextes dans lesquels l’islam apparaît dans le discours journalistique créé un réseau d’associations entre des faits très divers (politiques, culturels, économiques, etc.) reliés par des mots avec la racine isl- (islam, islamiste, islamisme, islamique, ce dernier étant un composant de plusieurs noms de groupes armés et/ou terroristes). Dans le corpus, chaque thématique dispose de son propre répertoire de mots, concepts, noms propres et noms d’événements. On ne sait toutefois pas comment ce réseau thématique et discursif est perçu par les lecteurs et lectrices des médias francophones, et comment certains mots en isl- interagissent avec les représentations préalables des audiences. 

L’adjectif “islamique”, par exemple, construit avec le suffixe -ique, issu du latin -icus signifiant “relatif à, qui est propre à”, marque un clair rapport d’appartenance avec la religion. Or, les colocations de l’adjectif montrent son usage fréquent pour désigner des entités islamistes : comme “l’Etat islamique”, “le djihadiste islamique”, ou encore “l'organisation terroriste islamique” (en Irak ou ailleurs).

 

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Figure 2 : Les collocations de “islamique” dans le corpus

De la même manière, le mot islamiste est majoritairement utilisé dans des contextes non européens, comme le montre le schéma suivant :

 

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Figure 3 : Les collocations de “islamiste” dans le corpus

Tout au long du corpus on constate un effort explicatif ou pédagogique des journalistes, qui cherchent à faire comprendre et à faire connaître. Pour la période couverte par notre corpus (2014-2018), ce qui ressort clairement est la volonté de défaire le lien entre islam, islamisme et terrorisme. Caractéristique de ce regard didactique est l’abondance de données ainsi que les contextualisations historiques, souvent écrites au passé, temps privilégié du récit de l’histoire. Ces énoncés explicatifs témoignent d’un regard externe porté sur l’islam et d’une volonté d’y apporter un éclairage, dans la mesure où on explique ce qui est inconnu ou méconnu mais aussi ce qui mérite, en même temps, d’être expliqué.

Le regard didactique posé sur l’islam est étayé par une sollicitation importante d’experts, qu’il s’agisse d’universitaires ou d’acteurs religieux. Les experts apparaissent à la fois comme témoins de la volonté didactique de la presse et garants d’un regard objectif sur l’islam, mais également comme une réponse à une demande sociale perçue par les journalistes. L’un des rouages du cadrage didactique consiste en la comparaison avec les deux autres monothéismes, de façon à en souligner les similitudes mais aussi les différences. La définition de l’islam et de ces éventuelles spécificités, souvent sous-entendues dans le débat public, passe par la comparaison avec des religions que l’on suppose mieux connues et mieux considérées des lecteurs belges.

Enfin, l’observation systématique de l’utilisation du mot islam dans ses contextes d’emploi montre que le mot est associé de façon statistiquement significative aux termes suivants : convertir, radical, rigoriste, compatible et tout le lexique du religieux (Coran, prophète, mosquée, sacré...). Les mots wahhabisme, salafisme et islamisme apparaissent également en bonne place. Ces résultats montrent quels sont les mots qui contribuent, de manière directe ou indirecte, à la signification d’islam et aussi quels sont les angles privilégiés par les journalistes pour parler d’islam, sans préjuger des réalités auxquelles le mot fait référence — à savoir pas toujours la religion, mais quelquefois des groupes politiques en dehors de l’Europe.

Quoi qu’il en soit, les mots du problème public de la radicalité sont bien présents. De même, la question de la place de l’islam dans les sociétés européennes apparait comme un questionnement primordial de la presse, visible dans la place qu’occupe le verbe convertir, indiquant l’intérêt journalistique pour la question.

Les expressions, plus ou moins figées, autour du mot pivot islam témoignent également de ces deux lignes fortes du traitement médiatique, sur la radicalité et l’adaptation de l’islam aux valeurs européennes. Dans les segments répétés identifiés par l’analyse figurent aux premiers rangs les dénominations suivantes : islam politique, islam radical, islam rigoriste ou encore islam fondamentaliste, que l’on distingue d’un islam modéré. Les journalistes évoquent également l’islam de Belgique / belge / à la belge ou l’islam des Lumières. Ces dénominations, plus ou moins établies, traduisent bien les tensions et les débats sociétaux liés au rôle de l’islam et la volonté de plusieurs observateurs et experts (parfois musulmans) de vernaculariser ou donner une forme locale à l’islam. 

Reste à préciser que les conclusions de cette étude en cours ne sont valables que pour la presse généraliste écrite entre les dates mentionnées. La constitution d’un corpus autour du mot musulman, en cours d’élaboration, devrait apporter un éclairage sur la manière dont on parle cette fois des fidèles de la religion musulmane.

Laura Calabrese et Magali Guaresi (ReSIC, Université libre de Bruxelles).

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