Jusqu’en 1994, l’Église italienne n’avait aucune hésitation pour élaborer ses consignes de vote. La puissante Démocratie chrétienne (D.C.) était la courroie de transmission politique de l’Église dans le domaine public. À chaque élection, il s’agissait donc de rappeler aux fidèles que leur devoir de catholiques était de voter pour le parti de l’Église. Ces consignes étaient transmises tant par les médias catholiques que par les prédicateurs en chaire de vérité. Dans les pays étrangers où de fortes communautés d’émigrés italiens étaient établies, c’étaient les missionnaires catholiques italiens qui s’affairaient pour que leurs compatriotes votent en faveur de la D.C.
Les catholiques italiens ne suivaient cependant pas unanimement ces consignes, comme en témoigne, pendant toute la guerre froide, la puissance électorale du Parti communiste italien, composé en partie de « catho-communistes » — malgré l’excommunication prononcée contre eux par Pie XII en 1949. En témoignent aussi la victoire du divorce et de la dépénalisation de l’avortement lors de deux référendums, alors que l’Église avait pourtant voulu peser de tout son poids en sens contraire.
Mais l’année 1994 a fait éclater ce schéma simple : la Démocratie chrétienne disparaît alors sous les coups des scandales de corruption et de l’opération « Mani pulite » (mains propres). Les catholiques italiens, un moment regroupés au sein du Parti populaire italien (PPI), finissent par entrer dans l’ensemble des partis et spécialement dans le Parti démocrate (P.D.) ou dans Forza Italia et Popolo della Libertà, les deux partis successifs de Silvio Berlusconi, mais aussi dans le parti Cinque Stelle (Cinq étoiles), fondé en 2013. Pendant les années où Silvio Berlusconi a été président du Conseil ou a dominé le champ politique italien, les sympathies des évêques allaient généralement vers le centre-droit, comme l’a concédé dans une récente interview (Corriere della Sera, 7 février 2018), le cardinal Ruini, qui a présidé la Conférence épiscopale (CEI) de 1991 à 2007.
L’arrivée du pape François sur le trône pontifical a redistribué différemment les cartes politiques. Bien sûr, il n’a pas renié ce qu’étaient autrefois des principes non négociables pour adouber un homme politique catholique — le soutien aux écoles privées, à la famille et au « respect de la vie » —, mais il a ajouté d’autres points au programme de base catholique, des points qui peuvent le rapprocher des programmes de gauche. Ainsi en est-il de l’accueil des migrants, de la lutte contre la xénophobie ou de la mobilisation active contre le chômage et la pauvreté.
Le président de la CEI, le cardinal Gualtiero Bassetti, a affirmé que ces priorités énoncées par le pape, ne lient l’Église à aucun parti mais sont proposées à tous. Le 22 janvier 2018, en ouverture des travaux du Conseil épiscopal permanent, il précisait que reconstruire, recoudre et pacifier étaient des buts à poursuivre par les chrétiens en politique. Ces objectifs doivent être appliqués à toute l’Italie, du Sud au Nord, et contribuer à construire des ponts. Le cardinal a rappelé que la famille humaine est une, que l’Église doit voir dans les vaincus de l’histoire et les étrangers le visage du Christ et que chaque chrétien se doit d’aller vers eux en surmontant la peur et la xénophobie.
Pour le président de la CEI, les discours sur la « race » rappellent les lois raciales italiennes de 1938, insupportables pour des chrétiens. En termes politiques, il est évident que cette prise de position est clairement dirigée contre une partie de la droite italienne (Ligue du Nord, Ligue lombarde) qui divise les Italiens entre ceux du Nord et du Sud et qui tient des discours sur la protection de la « race blanche ». Attilio Fontana, par exemple, pressenti par la droite pour le poste de gouverneur de la région Lombardie, avait affirmé le 15 janvier 2018, sur les ondes de la radio de la Ligue du Nord, qu’il fallait protéger « notre ethnie », « notre race blanche ». C’est bien contre cette déclaration que réagissait une semaine plus tard le cardinal Bassetti qui, par ailleurs, condamnait aussi les promesses électorales irréalisables et l’absentéisme électoral. À ses yeux, trop d’Italiens n’ont plus confiance en la politique et désertent les urnes.
Mais la conférence épiscopale italienne n’a pas été la seule à proposer des directives aux électeurs catholiques. « Comunione e Liberazione » (C.e L.) est, sans aucun doute, la plus grande association politico-ecclésiale d’Italie. Son « Meeting » annuel, qui réunit des milliers de participants, voit défiler à sa tribune des dizaines d’hommes et de femmes politiques qui tiennent à y être vus. À l’ouverture de l’édition 2017, qui s’est tenue en août à Rimini, non moins de six ministres en exercice étaient présents et c’est le premier ministre Paolo Gentiloni en personne qui a ouvert le programme.
Régulièrement, des présidents de la République, anciens ou en exercice, comme d’anciens hommes politiques communistes, participent au « Meeting ». C’est dire que les consignes électorales de ce puissant mouvement sont largement répercutées par les médias. Mais, actuellement, les candidats C.e L. se sont dispersés dans les différents partis nationaux et régionaux de la botte, sauf peut-être à l’extrême-gauche et dans le parti de Beppe Grillo.
On retrouve donc, par exemple, des membres de C.e L. dans Forza Italia et Noi per l’Italia, mais le mouvement a aussi diffusé un discours du pape François en vue des élections du 4 mars (Cesena, 1er octobre 2017), où celui-ci précise ce que doit être la politique et l’engagement pour le bien commun. Le catholicisme démocratique et ses associations restent ancrés au Parti démocratique et Matteo Renzi, lui-même ancien scout catholique, n’a cessé de faire les yeux doux à la gauche de C.e L. ; aucun(e) candidat(e) n’a toutefois reçu un imprimatur quelconque ou un mandat du mouvement ecclésial.
Les jésuites italiens aussi ont donné leur point de vue sur les élections. Leur revue, la Civiltà cattolica, qui diffuse depuis 1850 leur pensée, est le plus ancien périodique d’Italie et apparaît même, depuis le pontificat du pape François, lui-même jésuite, comme une sorte de Moniteur alternatif du Vatican. Le 3 février 2018, le bimensuel semi-officiel du Saint Siège (Cahier 4023), publie un article intitulé « À la veille des élections politiques en Italie ». Il défend fermement la Constitution italienne et ses valeurs, et propose cinq critères pour exprimer un vote « responsable ». L’article du père Francesco Occhetta invite clairement à ne pas voter « Cinque Stelle », ni pour les droites identitaires de Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia) et Matteo Salvini (Ligue du Nord). Il condamne ceux qui exaltent le nationalisme et font œuvre de démagogie.
L’organe des jésuites, qui est dirigé par le père Antonio Spadaro, conseiller du pape, et dont les épreuves sont revues par la Secrétairie du Vatican, voit dans de larges coalitions politiques au pouvoir la meilleure solution pour gouverner l’Italie, et tire un bilan très positif du gouvernement sortant de Paolo Gentiloni, un gouvernement de centre-gauche. Si la consigne de vote n’est pas totalement explicite, elle est claire.
Les consignes de vote de la CEI, de C.e L. et de la Civiltà cattolica allaient finalement dans le même sens. Mais les catholiques sont le 4 mars dernier arrivés aux urnes en ordre dispersé et les partis considérés comme vainqueurs des élections (Cinque Stelle, Lega, Fratelli d’Italia…) sont justement ceux contre lesquels l’Église mettait en garde les catholiques italiens. Ces derniers sont donc restés, dans une large mesure, imperméables aux consignes de vote que leur donnait l’Église — une Église italienne dont le pouvoir de conviction politique est ainsi, assurément, surestimé.
Anne Morelli (Université libre de Bruxelles).