Sous le qualificatif « libertins », les sujets dont la foi était mise en doute furent la cible des autorités catholiques comme réformées du XVIe siècle. La répression et la persécution furent leur sort. Le paradigme était celui d’une société où il n’était pas concevable de reconnaître moralement, socialement et légalement, l’athéisme. Ceux qui contribuèrent à l’élaboration des cadres intellectuels de l’Etat dit « moderne », que ce soit John Locke à la fin du XVIIe siècle ou Moses Mendelssohn un siècle plus tard, ne l’envisageaient pas davantage.
Voltaire qui, au contraire, n’y était pas hostile, mettait cependant en garde contre l’existence d’un fanatisme athée qui n’était pas moins dangereux que le fanatisme religieux. Des hébertistes (« exagérés ») de 1792 aux responsables chinois de 2016 en passant par les leaders antireligieux de la Russie soviétique des années 1920, l’histoire en donne des exemples, mais elle ne peut s’y réduire. Au début du XXIe siècle, l’athéisme concerne une part non négligeable des populations de l’Union européenne, sans que cela ne suscite de trouble.
Il n’en va pas de même dans les sociétés majoritairement musulmanes. Le 23 mai 2016, le grand imam d’Al-Azhar fut reçu à Rome par le pape François. Renouant un dialogue rompu cinq ans plus tôt, à la suite des déclarations du pape Benoît XVI relatives à un attentat ayant visé une église à Alexandrie, le saykh Ahmed Al-Tayeb déclara que le moment était arrivé « pour les représentants des religions divines, de s’impliquer fortement et concrètement en vue de donner à l’humanité une nouvelle orientation vers la miséricorde et la paix, afin que l’humanité puisse éviter la grande crise dont nous sommes en train de souffrir. L’homme sans religion constitue un péril pour son semblable, et je crois que les gens maintenant, dans ce XXIe siècle, ont commencé à regarder autour d’eux et à chercher les guides sages qui puissent les orienter dans la juste direction. » Ce discours est d’autant plus important qu’il émane d’une autorité religieuse qui dit représenter al-islâm al-mu‘atadil [« l’islam modéré »] et qui est reconnue comme telle en Egypte et au-dehors.
En contexte culturel musulman, l’athéisme a connu une première visibilité dans les années trente, avec la publication de la lettre de l’écrivain Ismaïl Adham (1911-1940) intitulée « Pourquoi suis-je athée ? ». Il s’est ensuite développé sous l’influence du socialisme marxiste, avant de refluer à la fin des années 1960 sous la poussée d’un islam animé par la pensée bannaïte — promue par les Frères musulmans de Hassan al-Banna (1906-1949). Dans les années 1980-1990, des écrivains ou artistes ont été la cible d’attaques : parmi d’autres, le Soudanais Mahmoud Mohamed Taha (1909-1985) fut exécuté, le Turc Turan Dursun (1934-1990) et l’Egyptien Farag Fûda (1945-1992) furent assassinés et la Bangladaise Taslima Nasreen dut fuir son pays.
L’apparition de nouveaux moyens de communication (chaînes de TV satellitaires privées, réseaux sociaux), dans les années 2000-2010, favorisa une expression athée de personnes issues de toutes les conditions sociales, au point d’inquiéter des responsables musulmans. En sus des fatwa-s qui furent lancées contre des figures publiques, comme l’écrivain Kamel Daoud, des peines de plusieurs années de prison furent infligées pour un simple « post » sur la « toile », des meurtres furent commis, en particulier au Bangladesh, des pressions politiques furent exercées, y compris dans la Turquie dirigée par l’AKP. Mais le phénomène ne semble pas avoir été endigué. Il existe tout en étant officiellement sous-évalué. Ainsi, en décembre 2014, Dâr al-Ifta (institution religieuse chargée de promulguer des avis juridiques) affirma que le nombre total d’athées en Egypte était de 866, soit 0,001% de la population, ce qui ne concordait pas avec l’inquiétude de la plus haute autorité religieuse du pays en la matière.
En langue arabe, plusieurs termes sont utilisés pour qualifier les athées : mulhid, murtad (en référence à ceux qui refusèrent l’autorité du premier calife après le décès de Muhammad) et, plus rarement, munâfiq (qui signifie davantage « hypocrite » face à la croyance) ou zindîq (qui renvoie aux manichéens). Leur existence montre que la problématique n’est pas récente mais, comme en milieu sous autorité chrétienne, un mulhid signifiait alors un « penseur libre », tel Mutanabbî (m. 965), plus qu’une personne niant ouvertement l’existence de Dieu.
Forts de ces catégories, les autorités musulmanes qui combattent l’athéisme contemporain se servent de deux éléments principaux tirés de la Tradition islamique. Le premier est une interprétation de la notion de fitra (Cor. 30, 30) qui les conduit à affirmer que « l’islam est la religion de l’innéité » et que, selon les termes de l’article 10 de la Déclaration sur les Droits de l’homme en islam, « aucune forme de contrainte, aucune exploitation de sa pauvreté ou de son ignorance, ne doivent être exercées sur l’homme [i.e. le musulman] pour l’obliger à renoncer à sa religion pour une autre ou pour l’athéisme ». Le second est la notion de tajdîf [« blasphème »] qui n’est pas un terme coranique mais qui est utilisé en référence à des faits attribués au prophète de l’islam selon lesquels fut exécuté de son vivant le poète-guerrier juif Ka‘âb Ibn al-Achraf.
Le shaykh Youssef al-Qaradhawî, président de l’Union mondiale des Ulémas et du Conseil européen de la Fatwa, soutenu par le Qatar et la Turquie, fait partie de cette génération de savants musulmans qui incarnent la sahwa [« réveil »] de l’islam contemporain. Sa conception de la religion peut être qualifiée d’« intégrale » en ce sens qu’il rejette toute idée de régime fondé sur une séparation du politique et du religieux impliquant, pour les citoyens ou les citoyennes, le droit de croire ou de ne pas croire, ou d’avoir un mode de vie indépendant d’une référence religieuse.
Que dit Qaradhawî concernant l’athéisme ? D’abord que la tolérance pouvait être de mise quand l’Umma islamique était forte, mais qu’elle n’est pas acceptable quand il s’agit de la protéger. Ensuite, que la peine capitale réservée à l’apostat selon la quasi-totalité des savants doit être strictement encadrée, ce qui implique la possibilité de l’attrition. Enfin, que l’apostasie « prosélyte » d’un Salman Rushdie, poussant les musulmans à quitter leur religion voire à la détruire, doit être combattue. Lui aussi, comme le grand Imam d’al-Azhar, dit incarner un « islam du juste milieu » ou « modéré ».
La force de ces courants, jusque dans les milieux académiques de l’Union européenne et de l’Amérique du Nord, c’est d’avoir, au nom du droit à la différence culturelle, favorisé l’identification de leur conception dés-historicisée de l’islam à l’orthodoxie/praxie musulmane. Or cet islam officiel est en crise face à de nombreux défis posés à l’époque contemporaine, l’acceptation de l’athéisme pouvant ici apparaître comme un marqueur parmi d’autres, avec la reconnaissance de la diversité à l’intérieur de la religion musulmane ou l’acceptation de l’égalité en droit pour les musulmans et les non-musulmans. La situation n’est pas figée. A titre d’exemple, sous l’autorité du roi du Maroc, le Conseil supérieur des oulémas travaille en 2016 à une révision des « prescriptions religieuses » relatives à la violence et à une valorisation des éléments liés à la « tolérance » et au « vivre ensemble » dans la « culture islamique ».
Dominique Avon (Université du Maine / CERHIO (UMR 6258) /co-directeur de l’IPRA — www.ipra.eu).