Derrière l’image pieuse de la Sainte-Famille, qui s’est lentement imposée, l’Église a constamment oscillé entre l’affirmation des normes, en mettant l’accent sur le dogmatique, ou le choix de l’approche pastorale, privilégiant des pratiques plus ouvertes, tant les définitions de la parentalité, de la filiation et de la place de la sexualité muent. Ainsi, au-delà de la défense de normes considérées comme intangibles, leur application judiciaire dévoile au Moyen Age une réelle plasticité.
Alors que la famille nucléaire n’existe pas encore à l’époque moderne, les idées protestantes sur le salut et la vocation font de la famille le lieu possible de la piété et de la réalisation chrétienne. Le catholicisme du XIXe siècle ne l’oublie pas qui hausse la famille au rang de rempart face à l’affaissement des sociétés postrévolutionnaires. Ces thèmes deviennent des enjeux de plus en vifs jusqu’à aujourd’hui, au point que le cardinal Suenens rêve d’éviter « un nouveau procès Galilée » en 1964 grâce à une nouvelle encyclique, intitulée « Pacem in utero », qui n’aboutit pas.
Très tôt, l’Église a loué la famille et largement investi dans l’encadrement de la jeunesse. Elle multiplie associations, ouvrages, encycliques. Plusieurs exemples permettent de cerner ce mouvement en hélice dogmatique/pastoral autour des années 1960. Les médecins catholiques français ont, dans la première moitié du XXe siècle, lutté de façon impitoyable contre la dépopulation, vanté les familles nombreuses, promu seulement les méthodes thermiques de régulation des naissances.
Après la Seconde Guerre mondiale, la revue Feuilles familiales en Belgique offre des réponses sur la sexualité en tentant de concilier respect des règles et ouverture sur les pratiques. Les colloques internationaux de sexologie à Louvain, de 1959 à 1974, ont la double ambition de revisiter le discours de l’Église sur le sexe et d’y associer les professions de santé (en 1960, il y a 40 % de médecins et 20 % de gynécologues et seulement 10 % de clercs). Dans l’éducatif, l’encadrement, le judiciaire, la Sainte Famille hante les cadres sociaux et culturels.
Des années 1960 à 1980, l’Église a dévolu aux parents le rôle de former à la chasteté et de retarder l’activité sexuelle des enfants sur des arguments hygiénistes et moraux. Quant à l’éducation sexuelle en France dans les établissements privés au début du XXIe siècle, elle met en avant la défense de la famille, le nécessaire établissement d’une relation sérieuse qui se fonde sur une lecture pessimiste des évolutions de la société et une vision décadente du temps. Les intervenants veulent faire peur, mais ils ont peur également.
Dans le même temps, la déprise des clercs est lente – ainsi dans les institutions de placement dont Rosa, fondée en 1959, qui perd sa dernière religieuse en 1997. Dans les cours de religion catholique à l’école, en Belgique, la famille est peu présente même si y est réaffirmée une volonté de redynamiser le foyer chrétien. La distinction genrée est au cœur des représentations : Jésus est pour les garçons « mon chef » et pour les filles « mon maître ».
Le Centre d’Éducation à la Famille et à l’Amour, dirigé par Pierre de Locht, et les plannings familiaux catholiques en Belgique réaffirment une doctrine inchangée – importance de la chasteté, mission procréatrice du mariage et refus de la limitation des naissances – mais, à la fin des années 1960, commencent à prendre en compte l’autonomie des couples. En 1973, l’Église retire son mandat au Centre animé par le chanoine de Locht.
Si la Belgique adopte une loi de protection de la jeunesse sans références explicites à des normes religieuses, le traitement judiciaire des transgressions de la jeunesse montre une morale largement partagée autour de normes familiales conservatrices dont les enjeux pèsent majoritairement sur les filles : choisir le bon amoureux, sans grande différence d’âge, de culture et qui possède l’« ethos du travail ». Pourtant, la question de la virginité et celle de la grossesse, si présente dans les années 1960-1970, s’estompe par après. De même, les familles homoparentales croyantes aujourd’hui trouvent des lieux et des prêtres pour les accueillir, des rites pour les reconnaître, grâce à un fort capital social et culturel sans que le discours de l’institution ne change pour autant.
Ces oscillations entre le dogmatique et le pastoral parcourent tous les engagements et les productions de l’institution ecclésiale. Le rôle reproductif de la sexualité, dans le cadre du mariage, reste au cœur des représentations. Tous rejettent le relativisme mais divergent sur la méthode, faut-il lui opposer la reconnaissance d’un pluralisme ou une réaffirmation des règles. La famille se révèle dans nombres d’interventions comme le lieu où s’exprime à la fois un vrai besoin de rituel et un établissement constant des normes.
L’écriture de l’encyclique Casti connubii démontre que la conception de la sexualité dans l’Église ne se sépare pas de la représentation de la famille. Vatican II a pris acte de « l’hégémonie » de la question sexuelle sur le mariage et l’observance de la doctrine devient un enjeu essentiel. Le concile ne touche néanmoins pas à la trilogie tridentine – autorité (masculine), bénédiction et procréation –, mais tente de trouver un équilibre. Paul VI suspend les débats sur la contraception car elle divise, non sur des questions de morale mais d’autorité. Pour que l’autorité conserve un rôle sur les questions de nature, l’institution créé une catégorie intermédiaire entre l’infaillibilité et le magistère ordinaire, le « définitif ».
C’est dans cette même logique (doctrinal/pastoral) que s’inscrit la diffusion de la théologie du corps promue par Jean-Paul II. La réelle modernisation du discours ne s’accompagne d’aucun assouplissement mais, bien au contraire, d’une réaffirmation des positions dogmatiques intransigeantes. Les mobilisations récentes sur le genre réaffirment la complémentarité des sexes, dans le cadre de la « nouvelle évangélisation », avec des répertoires d’actions communs : la place des familles, l’apostolat des laïcs, le rôle des communautés nouvelles. Tandis que le récent synode des familles insistait sur la centralité du fils dans l’image de la Sainte Famille et conjuguait souvent la conjugalité avec la trinité.
La Sainte Famille des images de piété, bien que de conception tardive, hante la construction des représentations et des interventions de l’Église catholique. Comment louer le retrait du monde, interdire la reproduction à ses clercs, et valoriser la maternité ? Alors qu’il n’y a pas de mères saintes depuis le Moyen Age, la béatification d’Anna Maria Taigi et Elisabeth Canoni Mora, toutes deux mariées et stigmatisées au XIXe siècle, promeut l’idéal d’une féminité domestique faite d’amour, de sacrifice et de don de soi, amplifié par la récente sanctification du couple des Martin de Lisieux.
De même, l’association des Mères chrétiennes, fondée pour convertir les hommes grâce à leurs épouses ou leurs mères, a préparé dévotement le dévouement des fils à la défense du pape au sein des zouaves pontificaux ou à l’éveil de la vocation. Cet idéal de maternité sacerdotale est promu par des romans de vocation écrits par des prêtres dans les années 1920, à un moment de crise du clergé. Ces mères trouvent une place dans l’économie du salut chrétien et sa transmission sans remettre en cause l’ordre sexué de l’époque. Néanmoins, la Sainte Famille est tout autant l’exaltation de la maternité que de la paternité – comme l’illustre le développement du culte de Saint-Joseph au XIXe siècle. Lors de ce colloque, les pères, pas les Pères, ont été les grands absents.
Entre réaffirmation dogmatique et agencements pastoraux, l’Église catholique défend ainsi sa conception de la famille qui, qu’elle fût sainte ou pas, reste au cœur des préoccupations de l’institution ecclésiale et de ses fidèles.
Frédéric Gugelot (Université de Reims Champagne-Ardenne ; CeSor-EHESS).