À l’issue de la réunification, le paysage religieux allemand est apparu sous un nouveau jour. Le facteur le plus marquant en a été la progression spectaculaire des personnes sans confession, avec des disparités entre l’Est et l’Ouest, ce qui constitue un point de rupture et un clivage inédit dans l’histoire allemande. Si en 1990 22,4 % de la population de l’Allemagne réunifiée se déclarait sans confession (avec un taux compris entre 75 et 80 % dans les nouveaux Länder), en 2014, on en comptait 34 % (pour 29,9 % de catholiques et 28,9 % de protestants — chiffres fournis par le Religionswissenschaftlicher Medien- und Informationsdienst, REMID).
Cette augmentation des personnes sans confession s’explique notamment par l’essor sans précédent des « sorties d’Église» (Kirchenaustritte) au sein du catholicisme ou du protestantisme au lendemain de la chute du Mur, une telle démarche s’effectuant par une déclaration officielle écrite auprès d’un tribunal d’instance ou auprès des services de l’État civil. L’augmentation des impôts consécutive à la réunification a sans doute joué un rôle déterminant, mais ces « sorties » sont surtout révélatrices du recul des pratiques et des croyances et d’un déclin du christianisme sous sa forme institutionnelle.
Le nombre de « sorties d’Église » a atteint des chiffres record en 1992 : 361 256 pour l’Église protestante et 192 766 chez les catholiques. Ces chiffres se sont ensuite stabilisés autour de 100 000 par an pour les deux grandes confessions chrétiennes, avant de repartir à la hausse. En 2014, l’Église protestante a ainsi enregistré plus de 266 000 « sorties » et l’Église catholique plus de 217 000. Le nombre record de départs de l’Église catholique ces dernières années serait en partie lié aux scandales de pédophilie au sein du catholicisme, notamment dans les régions du Sud de l’Allemagne, où des évêques catholiques en poste ont été au cœur de ces affaires.
On observe également outre Rhin, sous l’effet de la mondialisation et des flux migratoires, une diversification des religions. D’après les chiffres fournis par l’étude sur « La vie des musulmans en Allemagne » (Muslimisches Leben in Deutschland), réalisée pour le ministère de l’Intérieur et publiée en juin 2009, l’islam est aujourd’hui la deuxième religion derrière le christianisme, avec quelque 4 millions de musulmans (dont environ 75 % de sunnites, 13 % d’alévis et 8 % de chiites). On compte en outre près d’1,3 millions de chrétiens orthodoxes, rattachés à des communautés d’origines nationales variées (Grèce, Roumanie, Serbie, Russie, Bulgarie) et quelque 105 000 juifs affiliés à une communauté (le nombre de juifs non affiliés s’élèverait environ à 90 000), des chiffres en augmentation du fait de l’arrivée de juifs en provenance des anciennes républiques soviétiques. Enfin, on dénombre actuellement entre 230 000 et 250 000 bouddhistes, environ 165 000 Témoins de Jéhovah, près de 100 000 hindous et une multitude de groupes confessionnels minoritaires, issus pour la majorité d’entre eux de la mouvance protestante (entre 75 000 et 100 000 baptistes, 60 000 pentecôtistes et quelque 35 000 adventistes).
La gestion de la diversité religieuse, et tout particulièrement du nombre croissant de musulmans vivant en Allemagne, met les autorités publiques face à des enjeux et des défis nouveaux. Elle interroge notamment la situation de monopole dans laquelle se trouvent les Églises chrétiennes en tant que corporations de droit public (Körperschaft des öffentlichen Rechts), une reconnaissance qui leur a été octroyée sous la République de Weimar. Les communautés juives, les Églises orthodoxes, pentecôtistes et baptistes, ou par exemple les Témoins de Jéhovah — depuis 2006 — bénéficient également de ce statut, qui garantit à ces groupes confessionnels une pleine autonomie quant à leur administration interne ainsi qu’une coopération institutionnalisée avec l’État.
Il leur donne aussi un certain nombre de droits et de privilèges, parmi lesquels la perception d’un impôt dit d’Église ou impôt cultuel (Kirchensteuer), l’octroi de subventions, l’accès aux médias, l’intégration des facultés de théologie aux universités publiques ainsi que la garantie d’un enseignement religieux confessionnel dans les écoles publiques, inscrite à l’article 7-3 de la Loi fondamentale. Le cours de religion est ainsi défini comme une matière obligatoire de l’enseignement public, dispensée en conformité aux principes des communautés religieuses et placée sous le contrôle de l’État, ce dernier veillant à ce que cet enseignement ne soit pas en contradiction avec les droits fondamentaux inscrits dans la Loi fondamentale. On note aussi la présence marquée des Églises chrétiennes dans le domaine de l’action caritative, sociale et éducative.
Depuis les années 1980, des associations islamiques tentent d’obtenir une reconnaissance institutionnelle, entre autres pour pouvoir dispenser un enseignement religieux islamique dans les écoles publiques. Cette revendication nécessite toutefois la reconnaissance préalable comme « corporation de droit public » ou comme « communauté religieuse » de l’association qui formule cette demande, ce qui suppose que cette dernière présente un certain degré de structuration organisationnelle et que sa dimension exclusivement religieuse soit clairement identifiable. Or, jusqu’à une date récente, ces demandes ont été refusées, notamment du fait de l’éclatement du paysage associatif musulman et de l’absence d’instance représentative des musulmans en Allemagne.
Ce n’est que depuis le début du XXIe siècle que quelques fédérations islamiques ont été reconnues comme communautés religieuses, telle la Fédération islamique de Berlin (IFB), peu représentative des musulmans berlinois, ou encore des communautés alévies, qui ont obtenu ce statut sans recours judiciaire dans plusieurs Länder entre 2002 et 2004, alors même qu’on estime que les alévis ne représentent que 13 % environ des musulmans présents sur le territoire allemand. Cette reconnaissance peut paraître surprenante dans la mesure où les alévis se sont longtemps présentés en Allemagne comme un groupe culturel, peu favorable à un enseignement religieux confessionnel à l’école, mettant en avant une orientation laïque.
De toute évidence, la reconnaissance acquise par l’IFB a offert de nouvelles opportunités aux alévis. Si l’on peut y voir une volonté marquée des pouvoirs publics de diversifier les acteurs responsables de l’enseignement islamique, cela s’explique par ailleurs par le positionnement identitaire de ces derniers qui mettent en avant leur loyauté envers les valeurs et les institutions allemandes et bénéficient ainsi d’un capital de sympathie et d’une image modérée auprès des pouvoirs publics et de la population. Ces facilités accordées aux alévis ne sont sans doute pas dépourvues d’arrière-pensées politiques : les responsables politiques allemands espèrent sans doute infléchir en retour la politique de l’État turc vis-à-vis de la minorité alévie, victime de pratiques discriminatoires en Turquie.
En 2013, pour la première fois, la communauté Ahmadiyya Muslim Jamaat, une association qui se dit musulmane, mais n’est pas reconnue comme telle par l’orthodoxie musulmane, a obtenu le statut de corporation de droit public en Hesse, bien qu’elle ne compte que quelque 35 000 membres dans toute l’Allemagne. Si ces choix peuvent sembler surprenants, voire incohérents, du fait qu’ils concernent des communautés minoritaires se situant aux marges de l’islam, il est clair que le traitement différencié des pouvoirs publics allemands en matière de reconnaissance n’est pas dénué d’arrière-pensées politiques, que ce soit de politique intérieure ou extérieure.
Dans le même temps, des lois interdisant le port du foulard islamique aux enseignantes musulmanes au sein de l’institution scolaire ou dans la fonction publique ont été votées dans plusieurs Länder entre 2004 et 2006. Le 13 mars 2015, un jugement de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, saisie du cas de deux enseignantes musulmanes de Rhénanie du Nord-Westphalie, toutes deux de nationalité allemande, refusant d’enlever leur foulard à l’école malgré la loi d’interdiction votée dans ce Land en 2006, a estimé qu’une interdiction globale du foulard pour les enseignantes musulmanes représentait une atteinte au principe de liberté religieuse inscrit dans la Loi fondamentale et qu’une prohibition n’était possible que si le port du foulard troublait la paix scolaire de façon concrète ou s’il menaçait la neutralité de l’État.
Si la liberté religieuse individuelle est largement protégée en Allemagne par l’article 4 de la Loi fondamentale, il est à noter qu’une affaire relative à la circoncision a suscité un vif émoi en 2012 parmi les musulmans et les juifs, qui y ont vu une violation de la liberté religieuse. Une loi fixant un cadre légal pour la circoncision rituelle a ainsi été adoptée le 20 décembre 2012, afin de mettre un terme à plusieurs mois de polémiques et d’incertitude juridique créée par l’interdiction de cette pratique à des fins religieuses, prononcée par le tribunal de grande instance de Cologne en juin 2012.
L’affaire avait été provoquée par une circoncision pratiquée en 2010 sur un jeune Tunisien de quatre ans, qui avait dû être envoyé aux urgences en raison de complications survenues deux jours après l’opération. Le parquet avait alors porté plainte contre le médecin devant le tribunal d’instance de Cologne. Ce dernier avait jugé l’opération conforme au « bien-être de l’enfant ». Le procureur fit ensuite appel auprès du tribunal de grande instance qui avait relaxé le médecin, tout en déclarant en même temps que la circoncision représentait « une blessure corporelle, passible de poursuites pénales » et une atteinte au « droit d’un enfant au respect de son intégrité physique ».
Au fil des ans, il apparaît que c’est souvent à la suite de décisions judiciaires que les autorités publiques allemandes accèdent aux demandes de droits collectifs de différents groupes confessionnels, et notamment musulmans. Ces droits sont progressivement alignés sur ceux des Églises chrétiennes, générant parfois tensions et conflits entre les partisans d’un traitement égalitaire des religions et ceux qui s’efforcent avant tout de défendre les traditions et les valeurs chrétiennes. Le modèle de coopération institutionnalisée entre l’État et les Églises chrétiennes tend ainsi à être étendu à d’autres communautés religieuses, tandis que les prérogatives et les privilèges des Églises chrétiennes semblent se réduire quelque peu et conduire à une déconfessionnalisation de certains pans de la vie publique.
Sylvie Toscer-Angot (Université Paris Est Créteil, GSRL-CNRS).