mardi 29 octobre 2024

Martyr·e : déclinaison d’une figure politique et religieuse

Dans toutes les régions du monde, l’actualité regorge de célébrations, hommages et commémorations de martyr·es de la foi ou de grandes causes politiques. Le président américain Donald Trump, le chef du Hamas Yahya Sinouar, l’ancien député du parti flamand d’extrême droite Vlaams Belang Dries Van Langenhove, le professeur français décapité Samuel Paty ou encore l’Afro-Américain victime de violences policières Georges Floyd font sans distinction la Une des journaux en étant qualifiés de martyrs. Morts ou vivants, conscients ou pas d’accomplir un acte héroïque, tous ces hommes voient les violences qu’ils ont subies sublimées. Ils deviennent des modèles. Sauf ce dernier aspect, leur trajectoire comporte-t-elle des invariants ? Quelle place la dimension religieuse ou sacrée y tient-elle ? L’historien Pierre-M. Delpu vient de consacrer un livre à ces questions. Cécile Vanderpelen-Diagre en discute avec lui.

C.Vdp : La figure du martyr semble à la fois extrêmement datée et très actuelle. Elle est complètement dissonante dans nos sociétés du confort et du bien-être où l’engagement « total », jusqu’à la mort, ne fait plus partie de la culture politique partagée. D’une certaine manière, un ou une martyr.e, en ce début du XXIe siècle, c’est un fou ou une folle. Ne parle-t-on pas de « fous de Dieu » ? Mais il n’y a pas que les martyrs en religion, il y a aussi ceux et celles des nations et des grandes causes politiques. On parle par exemple des martyrs du nazisme ?

P.-M. D. : Assimiler le martyre au fanatisme est une lecture certes aujourd’hui courante de cette notion, mais elle est réductrice et biaisée. Elle s’est surtout imposée dans le débat ultracontemporain à partir des attentats-suicides islamistes, qui ont acquis une visibilité inédite au cours des dernières décennies, pour désigner le sacrifice de soi au service de causes considérées comme radicales. Elle renvoie à la psychologie des acteurs et des actrices qui se livrent à ces actes, en présupposant qu’ils sont forcément prémédités. L’idée du martyr fanatique s’inscrit dans un ordre combattant, qui fait de la mort le point ultime du dévouement à une cause qui est soit proprement religieuse, soit à laquelle on reconnaît une sacralité.

Ce procédé, s’il s’est généralisé dans les décennies récentes, a des antécédents. Il fait d’abord référence à une tradition mystique qui s’est exprimée au Moyen Âge, et dont Jeanne d’Arc est l’un des cas les plus éclairants. Il permet de désigner un engagement aveugle et irrationnel, qui a permis aux révolutionnaires de dénigrer leurs ennemis comme partisans obscurantistes de l’Ancien Régime. Il permet aussi aux contre-révolutionnaires de désigner les insurgés comme des fous, en dénonçant la révolution comme une déviance. Au tournant des XIXe et XXe siècles, les premiers martyrs du mouvement anarchiste sont aussi désignés comme fanatiques. Cette caractérisation montre l’aspect polémique du martyre séculier qui, pour le groupe qui en porte la mémoire, est au contraire valorisé, placé dans un horizon positif d’action au service d’une cause présentée comme légitime qui l’érige en acteur exemplaire. Le martyr, qui n’existe pas en tant que tel mais est le produit d’un discours et d’une iconographie, est réputé vertueux et s’inscrit dans une culture de l’honneur que mobilisent toutes les cultures politiques de l’époque contemporaine. Au XXe siècle, le nazisme, pourtant producteur de martyrs chez ses opposants, a aussi eu ses propres martyrs, tués par leurs ennemis. 

Comme le martyre religieux, le martyre politique est un outil de légitimation et de pédagogie que tous les mouvements et tous régimes ont exploité. Il est un exemple destiné à l’édification morale des autres membres du groupe dont il fait partie. Mais à la différence du martyre religieux, qui est à vocation universelle, le martyre politique est forcément référentiel : il ne fait sens que pour la communauté qui lui a donné ce statut.

C.Vdp. : Le mot martyr est tellement galvaudé… Il est très compliqué de faire la différence entre les terroristes, les victimes, les héro·ïnes, les martyr·es ?

P.-M. D. : La distinction se construit progressivement au cours des XIXe et XXe siècles. Au lendemain de la vague révolutionnaire mondiale qui a marqué la fin du XVIIIe siècle, des acteurs séculiers sont reconnus exemplaires pour leurs actes ou pour leur mort et sont présentés alternativement comme héros, martyrs politiques ou « victimes politiques », une catégorie très usitée dans les discours de l’époque.

Pendant une large partie du XIXe siècle, les trois notions se confondent et s’inscrivent dans un même registre de la mort exemplaire. Du fait de cette confusion, les contemporains ne définissent pas réellement le martyre politique. Dans des sociétés fortement marquées par l’héritage de la Contre-Réforme catholique, comme l’Espagne ou l’Italie, son sens est perçu comme évident car il renvoie explicitement au martyre religieux, dont il serait la déclinaison séculière. Au milieu du XIXe siècle, le sens du terme se précise : les grands dictionnaires nationaux, comme le Larousse en France ou le Tommaseo en Italie, ont tous une entrée “martyr”, mais ils placent ce terme dans le registre religieux et présentent ses emplois dans le champ politique comme une simple extension de sens.

La difficulté à définir le martyre tient précisément au fait qu’il se situe entre l’héroïsme et la victimité et qu’il emprunte des caractères de chacune de ces catégories. Cette porosité se confirme au XXe siècle, alors que la notion de victime s’impose dans l’espace public et que la médiatisation de la souffrance crée des concurrences entre groupes de victimes ou entre causes. Le martyre existe dans l’espace social parce qu’il est nommé en tant que tel. 

La question du terrorisme est différente. Le martyre, compris comme sacrifice ultime, y est un horizon conscientisé qui fait partie d’une logique combattante. Les mouvements terroristes ont leurs martyrs, morts pour les différentes causes qu’ils ont pu défendre. Parallèlement, les victimes du terrorisme peuvent être reconnues comme martyrs dans les sociétés civiles. D’autres contextes montrent des processus semblables. Les victimes de la criminalité organisée, d’une part, et les partisans morts de la mafia de l’autre sont érigés en martyr·es par deux communautés différentes. Ces cas révèlent que l’attribution du martyre est subjective et circonstanciée et qu’elle relève de logiques complexes, à la fois sociales, politiques, morales et émotionnelles. 

C. Vdp. : Si les martyrs et martyres peuvent être perçu.es comme des malades mentaux, ils et elles n’en continuent pas moins de fasciner. Figures du don total, ce sont en quelque sorte les incarnations d’un romantisme sans cesse actualisé. Sans eux et elles, pas de grand récit national, pas de tableaux historiques.

P.-M. D. : Les grands récits nationaux qui se sont élaborés depuis le XIXe siècle se sont appuyés sur l’exaltation de figures illustres qui incarnaient l’histoire longue de chaque communauté, garante de leur légitimité politique. Les martyrs concernés peuvent être des combattants jugés exemplaires, comme les partisans de Mazzini en Italie, des victimes de guerre dont le sort est reconnu comme injuste et scandaleux, comme Marie Depage et Édith Cavell en Belgique, ou encore des communautés entières exposées à des massacres ou à des destructions qui suscitent la réprobation collective. Au XIXe siècle, le thème des « martyres de peuples » a été particulièrement mobilisateur, comme pour les Grecs des années 1820 ou les Polonais tout au long du  siècle. Le sujet reste d’actualité au XXe siècle : au début de la Première Guerre mondiale, le thème des « atrocités allemandes » d’août 1914 conduit à déplorer le sort de la « Belgique martyre ». Après la Seconde Guerre mondiale, l’intégration du martyre au récit national perd de l’importance au profit d’autres ancrages, du fait de la délégitimation du récit national.

Dans d’autres cas, le martyre peut s’inscrire dans une communauté transnationale, voire mondiale. Il peut venir des circulations propres à la biographie d’un individu ou de la médiatisation de sa mémoire à grande échelle. Le cas de l’Afro-Américain George Floyd, mis à mort par un policier en mai 2020, en est représentatif : son image de martyr, construite par calque de l’iconographie de la sainteté religieuse, a connu une diffusion mondiale inédite qui s’est intégrée dans la subculture urbaine. Son exécution est jugée représentative de deux causes de large portée : le racisme et les violences policières. Pour l’une et pour l’autre, Floyd est une icône, qui vient s’ajouter à une longue histoire sacrificielle. Les échelles auxquelles penser le martyre sont donc variables, du local au global, et sont liées à des communautés d’émotions et d’identification.

C.Vdp. : L’histoire du martyre est déconcertante car elle nous place devant un continuum. Est-il toutefois possible d’en faire une histoire, une chronologie ?

P.-M. D. : La chronologie du martyre est celle de ses usages, qui sont propres à chaque culture politique. Toutefois, plusieurs évolutions globales peuvent être dégagées.

D’abord, le deuxième tiers du XIXe siècle marque une étape fondamentale par rapport à la vision jusque-là dominante, qui glorifiait surtout des héros de guerre et confondait l’héroïsme et le martyre. La mort sacrificielle est désormais envisagée dans sa dimension émotionnelle comme l’expression et l’aboutissement d’une souffrance. Alors que les causes politiques sont de plus en plus considérées comme sacrées par les communautés qui les défendent, le martyre est considéré comme une forme politique d’apostolat. Cette perception est explicite pendant une large partie du XIXe siècle, puis elle tend à s’effacer au profit d’une lecture plus victimaire de la notion, qui se renforce notamment à la faveur de la Seconde Guerre mondiale.

Ensuite, le martyre qui était au départ surtout limité à des individualités réputées exemplaires connaît un mouvement de démocratisation, qui se poursuit jusqu’à la fin du XIXe siècle. Au sort des peuples-martyrs s’ajoute la reconnaissance progressive du martyre d’acteurs et d’actrices soit issus des secteurs populaires de la société, soit qui n’ont pas exprimé de véritable engagement politique, mais sont plutôt des victimes dont la mort ou les souffrances suscitent la réprobation. Plus qu’une évolution dans les perceptions de la mort et de l’exemplarité, il faut y voir le moyen d’encourager la participation politique du peuple. Par l’usage de plus en plus courant du terme pour désigner un nombre croissant d’acteurs et d’actrices, il s’agit de susciter l’identification collective à des parcours plus évocateurs parce que moins héroïques.

Enfin, si le martyre est tout au long de la période envisagée une forme de célébrité, au même titre que la sainteté, les supports sur lesquels repose cette dernière sont évolutifs. L’émergence de la culture de masse dans le dernier tiers du XIXe siècle, les mutations de l’iconographie qui en ont découlé, puis la révolution numérique de la fin du XXe ont produit un changement d’échelle décisif et ont reconfiguré les communautés émotionnelles. Dans la majorité des cas, le martyr séculier dispose d’une notoriété temporaire, liée à la circulation de sa légende et aux usages qui en sont faits. Les mémoires s’articulent autour des anniversaires, voire des centenaires et bicentenaires dans certains cas, mais sauf exceptions, le souvenir individuel tend à se diluer dans l’identité collective d’une communauté. 

Pierre M. Delpu (ULB-CIERL) et Cécile Vanderpelen-Diagre (ULB-CIERL)

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