La procédure intentée devant la Cour ne concernait pas directement la reconnaissance des cultes en Belgique, mais attaquait une disposition de la Région de Bruxelles-Capitale. Celle-ci, dans une ordonnance du 23 novembre 2017, a décidé de réserver désormais l’exonération du précompte immobilier (impôt foncier) pour les immeubles affectés à l’exercice public du culte aux seuls cultes reconnus. Ceux-ci sont le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme, l’anglicanisme, l’islam et le christianisme orthodoxe. Il est à noter que, singularité locale, la Belgique reconnaît également les organisations philosophiques non confessionnelles ; une seule d’entre elle, la laïcité dite « organisée », est à ce jour reconnue.
Les organisations confessionnelles ou non confessionnelles sont reconnues, c’est-à-dire admises au bénéfice du financement public, par une décision du Parlement fédéral — à l’avenir, de la seule Chambre des Représentants. Le financement public, dont le principe est inscrit à l’article 181 de la Constitution, se décline principalement sous la forme du paiement des salaires et pensions du personnel des organisations convictionnelles reconnues par l’administration fédérale et d’interventions financières des pouvoirs locaux en faveur des implantations locales de ces organisations.
Indépendamment de la législation et de la réglementation qui régissent ce financement, des dispositions fiscales organisent l’exonération du paiement du précompte immobilier pour les bâtiments affectés à un usage collectif dépourvu d’esprit de lucre. Jusqu’en 2018, cette exonération était notamment acquise à tous les bâtiments affectés à l’exercice public d’un culte, que ce dernier soit ou non reconnu. C’est encore le cas aujourd’hui en Wallonie et en Flandre ; seul le législateur bruxellois a décidé, suite au transfert de cette compétence de l’Autorité fédérale aux Régions, de modifier les conditions d’exonération et de la réserver, en ce qui concerne les cultes, aux seuls cultes reconnus — et aux lieux affectés à l’assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle reconnue.
Les neuf congrégations bruxelloises des Témoins de Jéhovah ont donc été privées de cette exonération en 2018 et ont en conséquence introduit un recours en annulation de l’ordonnance du 23 novembre 2017 auprès de la Cour constitutionnelle. Celle-ci, dans son arrêt rendu le 14 novembre 2019, a rejeté le recours, au motif que la reconnaissance du culte constituait un critère objectif et pertinent pour déterminer le bénéfice de l’exonération du paiement du précompte immobilier, et qu’il n’était pas disproportionné, dès lors que les cultes non reconnus pouvaient solliciter leur reconnaissance. Ce dernier argument a été développé également par le gouvernement belge devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, saisie par les neufs congrégations après le rejet de leur recours par la Cour constitutionnelle.
Toutefois, la Cour de Strasbourg, ayant observé que la procédure relative à la reconnaissance d’un culte « n’est pas établie par une loi mais résulte d’une pratique administrative », a constaté que la reconnaissance d’un culte en Belgique procède de critères qui n’ont été identifiés par le ministre de la Justice qu’à la faveur de questions parlementaires qui lui ont été adressées et que, « libellés en des termes particulièrement vagues » ils ne peuvent « être considérés comme offrant un degré suffisant de sécurité juridique ». La Cour a également relevé que la procédure de reconnaissance n’offrait aucune garantie en ce qui concerne la prise de décision et ne prévoyait aucune possibilité de recours, pas plus qu’elle n’établissait de délai pour son déroulement. Sur ce dernier point, la Cour a noté que les demandes de reconnaissance introduites par l’Union bouddhique belge et le Forum hindou de Belgique, respectivement en 2006 et en 2013, n’ont toujours pas abouti.
Enfin, la Cour a relevé que « l’octroi de la reconnaissance est subordonné à la seule initiative du ministre de la Justice et dépend ensuite de la volonté purement discrétionnaire du législateur ». Un tel régime comporte nécessairement, aux yeux de la Cour, un risque d’arbitraire. La Cour de Strasbourg a donc logiquement conclu à la violation de l’article 14 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (interdiction de la discrimination), combiné avec l’article 9 (liberté de religion). Concrètement, cela implique que la Région de Bruxelles-Capitale va devoir continuer à octroyer l’exonération du précompte immobilier à tous les lieux affectés à l’exercice public d’un culte, reconnu ou non.
Les conséquences de l’arrêt strasbourgeois du 5 avril 2022 pourraient toutefois s’avérer plus lourdes. Tout d’abord, cet arrêt peut pousser le gouvernement fédéral du Premier ministre Alexander De Croo à mener à bien, sans délai supplémentaire, la reconnaissance du bouddhisme en tant qu’organisation philosophique non confessionnelle, comme il s’est déjà engagé à le faire dans l’accord de gouvernement d’octobre 2020. Il pourrait également le conduire à accueillir favorablement la demande de reconnaissance de l’hindouisme, et à accorder au Forum hindou de Belgique une subvention provisoire, dès 2023.
Ensuite, d’autres confessions ou groupes religieux pourraient déposer une demande de reconnaissance, enhardis par la possibilité d’un traitement relativement rapide de leur dossier, alors que les demandes étaient traditionnellement fortement découragées par les autorités, lesquelles les traitaient avec une grande lenteur. Les pouvoirs publics ont ainsi toujours cherché à limiter le nombre de confessions reconnues, contraignant notamment l’ensemble des branches du protestantisme à s’unir, en dépit de leurs profondes divergences théologiques et morales. L’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’homme signale peut-être le début d’un changement de politique en la matière.
À défaut d’un traitement dans un délai raisonnable de leur demande, les groupes sollicitant la reconnaissance savent qu’ils pourront désormais s’appuyer sur cet arrêt de la Cour de Strasbourg. Notons toutefois que si la procédure entamée par les congrégations de Témoins de Jéhovah a pu aboutir, c’est parce qu’elle était dirigée contre un texte législatif, en l’occurrence une ordonnance bruxelloise. Celle-ci a pu faire l’objet d’un recours en annulation devant la Cour constitutionnelle belge, dont le rejet constitue une étape nécessaire avant de plaider devant la Cour de Strasbourg. Étant donné le caractère informel de la procédure de reconnaissance belge, les groupes dont la demande n’est pas accueillie par le ministre de la Justice ne disposent en principe pas d’un texte qu’ils puissent contester en justice, ce qui complique leur dossier.
Un des éléments qui explique la frilosité des pouvoirs publics et leur volonté de limiter le nombre de bénéficiaires du système réside sans doute dans l’articulation du dispositif avec celui des cours de religion dans les écoles des réseaux officiels. L’article 24 de la Constitution belge édicte en effet que « les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu'à la fin de l'obligation scolaire, le choix entre l'enseignement d'une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle »… Aujourd’hui déjà, l’organisation de six ou sept cours de religion et de morale non-confessionnelle constitue un casse-tête pour les directions d’école.
Or, si la Fédération Wallonie-Bruxelles (enseignement francophone) réfléchit aujourd’hui à supprimer ces cours, il n’en va pas de même pour les Communautés flamande (enseignement néerlandophone) et germanophone (enseignement germanophone). L’augmentation du nombre de cours obligatoirement proposés représenterait une sérieuse complication pour les écoles publiques. Notons à cet égard qu’une incertitude subsiste sur le plan de savoir si la reconnaissance d’une nouvelle organisation philosophique non confessionnelle (tel le bouddhisme) impliquerait également l’organisation d’un nouveau cours, compte tenu de la rédaction de l’article constitutionnel qui n’évoque que les « religions » reconnues.
La question des religions reconnues par l’Autorité fédérale et des cours de religion organisés par les Communautés, la hausse du nombre des premières induisant automatiquement la hausse du nombre des seconds, illustre également les difficultés posées par l’imbrication des compétences entre les différents niveaux de pouvoir dans l’Etat fédéral belge. Cette imbrication est le produit de transferts de compétences successifs du niveau fédéral vers les entités fédérées, en un long processus de dissociation centrifuge dont le moteur principal n’est pas la construction d’un édifice institutionnel stable et cohérent mais bien les revendications des forces régionalistes.
Au moment où est entamée une réflexion sur la future septième réforme de l’Etat qui se profile en Belgique à l’horizon 2024, il n’est pas interdit de penser que l’arrêt de la CEDH du 5 avril 2022 pourrait également conduire des acteurs politiques à plaider en faveur d’une régionalisation intégrale de la matière « cultes et organisations philosophiques ».
Reste que la Cour de Strasbourg vient de confirmer ce que disaient depuis longtemps de nombreux observateurs du système : le système belge de financement des cultes est discriminatoire. L’absence de législation organisant la procédure de reconnaissance et établissant les critères de reconnaissance confère au politique un pouvoir discrétionnaire sur l’admission ou non au bénéfice du financement. Ce constat a été posé de longue date, notamment par deux commissions établies par le ministre de la Justice en 2005 et en 2009. Leurs recommandations — un avant-projet de texte de loi organisant la procédure de reconnaissance et définissant des critères avait même été préparé — sont pourtant restées lettre morte jusqu’à aujourd’hui…
Caroline Sägesser (CRISP-ULB).