Le grand spécialiste du mysticisme juif Gershom Sholem, critiqué certes depuis par nombre d'historiens du judaïsme sur ce point, a accordé une place essentielle à la naissance du hassidisme dans l'évolution moderne du peuple juif. Selon lui, après l'échec que constitua l'incarnation temporelle du messianisme, avec Shabbataï Tsvi, le mysticisme juif s'intériorisa dans le hassidisme. Apparu en Podolie vers 1720, ce mouvement, fondé par Israël ben Eliezer (1700-1760), surnommé le Baal Shem Tov, s'étendit en Pologne, puis en Russie au XIXe siècle, et représenta un danger tel de dissolution des communautés traditionnelles qu'il fut combattu sans merci par celles-ci, sous l'impulsion du Gaon de Vilna et des mitnagdim (les opposants), qui y virent la réviviscence de pratiques extatiques ou messianiques. L’historien du judaïsme Jacob Katz, figure majeure de l’historiographie des soixante dernières années, est également remonté au hassidisme pour montrer un premier éclatement du judaïsme aux XVIIe et XVIIIe siècles.
La communauté hassidique d’Anvers s’y est pour l’essentiel fixée après la Seconde Guerre mondiale, issue en partie des décombres de la vie juive hongroise d’avant 1944. La « préhistoire » et les conditions de cette installation sont peu documentés, comme les développements (notamment démographiques) qu’elle a connus, l’interaction entre les différents groupes hassidiques ou les événements marquants de son histoire, dont le récit est surtout oral. On en sait toutefois un peu plus sur la structure institutionnelle du groupe et son inscription spécifique au sein du quartier juif d’Anvers, mais une histoire, une prosopographie et une géographie du hassidisme à Anvers restent à écrire. Comme reste à écrire le rôle joué par des personnalités charismatiques caractéristiques, locales ou étrangères, qui ont polarisé et polarisent toujours le monde hassidique anversois — le culte des « rebbes » et la transmission dynastique de leurs charismes est central dans le hassidisme.
Depuis l’ouvrage approfondi de Jacques Gutwirth (Vie juive traditionnelle. Ethnologie d’une communauté hassidique, Paris, 1970), devenu un classique pour ce qui concerne le sujet, aucune description d’ensemble de la communauté hassidique d’Anvers n’a plus été proposée, malgré les transformations multiples, notamment démographiques, qu’elle a connues — ce que n’a pas vraiment actualisé l’ouvrage plus récent de l’ethnologue franco-belge disparu en 2012 (La renaissance du Hassidisme de 1945 à nos jours, Paris, 2004). Or, ne fût-ce que sa forte et spectaculaire croissance démographique (les familles nombreuses de sept à dix enfants y sont la norme) constitue un élément capital de cette évolution, tout comme le séparatisme social de cette communauté (qui a ses écoles spécifiques et ses magasins spécifiques), ou son confinement géographique dans un quartier distinct.
On le sait, la religiosité des hassidim est marquée par la joie, le chant, la danse, l'enthousiasme et la ferveur, une mystique fondée sur l'exaltation des émotions religieuses — notamment des célébrations bruyantes et joyeuses, une proximité avec Dieu non seulement par l'étude mais aussi par les affects. En ethnologue, Jacques Gutwirth a décrit en détail la mise vestimentaire des hassidim — leurs vêtements noirs — les cycles du temps sacré qu’ils respectent (quotidien, hebdomadaire, annuel), leurs particularités socioculturelles, qui constituent les éléments les plus invariants de la vie hassidique. Or, un demi-siècle après cette étude, on ne peut que constater l’efflorescence remarquable connue par l’ensemble du monde hassidique sur trois continents.
Les hassidim de la métropole belge n’ont pas échappé à cette dynamique, qui s’apparente une véritable renaissance pour cette communauté spécifique, porteuse d’un judaïsme fortement caractérisé, et située au cœur de l’un des centres mondiaux de la vie juive. L’on devrait plutôt qu’au singulier parler au pluriel de ces communautés, différentes sur le plan de l’attachement à une dynastie, de leurs pratiques, de leurs rapports internes ou de leur lien avec la modernité. Le hassidisme s’est en effet divisé en de nombreux sous-ensembles — les hassidim de Belz, de Gour, de Satmar, de Bobov…, et dont l'un des plus célèbres est actuellement le mouvement loubavitch —, autant de groupes religieux gravitant autour d'un rabbin charismatique, auquel la sujétion est absolue.
Le hassidisme, dans ses multiples obédiences, est un fait international, dans lequel la communauté hassidique d’Anvers s’inscrit, entre New York, Londres et Israël surtout, constituant à Anvers l’un des centres de gravité des réseaux concernés. Ce phénomène a ses particularités économiques, culturelles, matrimoniales…, et ses circulations, les hassidim voyageant beaucoup — l’État d’Israël, avec ses réalités religieuses, politiques et sociales, occupe lui aussi une place singulière dans cette conjoncture.
Implantée surtout depuis l’après-guerre, la communauté hassidique d’Anvers a de la persécution nazie une expérience pour l’essentiel sans rapport avec la Belgique, et y entretient de ce fait une mémoire singulière de la Shoah, moins touchée par les développements mémoriels divers qu’a connus la Belgique, mais sans doute marquée en revanche par les controverses sur la responsabilité des « rebbes » qui ont quitté la Pologne à la veille de la déportation. Son rapport à l’identité juive et à la mémoire juive en subit dès lors les répercussions, tout autant qu’est sans doute peu affirmée en son sein une conception proprement historique de cette mémoire.
Le milieu hassidique est traditionnellement marqué, à l’instar du milieu orthodoxe dans son ensemble, par la diglossie, en l’occurrence le recours à la langue yiddish dans l’usage parlé (y compris celui de l’enseignement), parallèlement à la pratique des textes en « langue sainte », à savoir l’hébreu et l’araméen. Existe-t-il dès lors ce que d’aucuns ont appelé un « idiolecte » yiddish anversois et, si oui, comment se caractérise-t-il ? Comment les hassidim anversois se positionnent-ils quant à l’usage vernaculaire de l’hébreu (moderne), qu’en est-il de leur connaissance des langues non juives (co-territoriales, comme le néerlandais et le français ou internationales, comme l’anglais) ? La connaissance de la langue yiddish est-elle culturellement productive ou se limite-t-elle à sa fonction instrumentale ? Autant de questions qui n’ont pas été investiguées scientifiquement, et qui renvoient tant au cursus scolaire des hassidim d’Anvers (en quoi est-il spécifiquement hassidique ? ; d’où viennent les enseignants ? ; quelle place y est-elle faite à l’apprentissage des « matières profanes » ?) qu’à la question de savoir comment ce milieu rencontre les exigences posées par l’État belge en matière d’enseignement.
Le mode de vie propre des hassidim, strictement réglé par la norme religieuse, leur impose un quant-à-soi déterminé, non seulement envers la communauté religieuse juive en général, mais surtout vis-à-vis du monde non juif. Le compromis qui leur permet la coexistence avec les exigences de la vie civique tant communale que communautaire et nationale en Belgique prend en pratique des formes singulières et renvoie à la notion d’accommodement. De surcroît, pour le regard extérieur, la communauté hassidique d’Anvers est sans doute la plus frappante, sinon la plus exposée à un regard « ethnologique » plus ou moins respectueux, ne serait-ce que par certaines particularités vestimentaires. Ce qui interroge globalement l’image que l’on en a, au sein de la communauté juive, mais aussi dans l’Anvers non juif et, plus largement, jusqu’à l’attitude des autorités flamandes et belges.
Outre ses accommodements divers avec l’espace public et l’autorité publique, la transnationalité du mouvement et des personnes qui le composent ou la condition de la femme constituent des aspects prédominants qui retiennent l’attention des chercheurs. Ainsi, la vie féminine en milieu hassidique, telle que décrite par Gutwirth en 1970, a-t-elle évolué au cours des dernières décennies ? Y observe-t-on des évolutions « féministes », comme on peut en repérer dans le milieu orthodoxe en général, en particulier face au fait que nombre d’hommes y étudient toute leur vie durant les textes de la tradition, sans travail salarié, et que la mixité y est totalement rejetée ?
L’anthropologue gantoise Chia Longman (Beyond a “god’s eye view” in the Study of Gender and Religion: with a Case Study on Religious Practice and Identity among Strictly Orthodox Jewish Women, thèse de doctorat, RUG, 2002) a renouvelé ces questions depuis une quinzaine d’années. Questions qui renvoient de manière générale au rapport ambivalent entretenu par les hassidim avec la modernité — comme tous les ultra-orthodoxes juifs, les hassidim rejettent les valeurs modernes et ont un rapport méfiant et instrumental à la modernité technique (M. Rosman, « Hasidism as a Modern Phenomenon: The Paradox of Modernization Without Secularization », Jahrbuch des Simon Dubnow Instituts, 6-2007).
Enfin, la communauté hassidique d’Anvers est pour sa subsistance — outre l’ethnic business — essentiellement liée à l’industrie diamantaire. Ce lien se structure, en ce début du XXIe siècle, selon des modalités particulières , alors que cette industrie a ces dernières décennies subi des mutations profondes : l’incidence de l’évolution de cette industrie sur la communauté juive est marquée et se traduit notamment par une mobilité (professionnelle ou géographique) accrue. L’affaiblissement du secteur diamantaire et les difficultés économiques qui en ont résulté ont eu une influence sur les hassidim d’Anvers, impliquant plus que par le passé leur recours aux institutions d’aide sociale communautaires.
Autant le dire, la communauté hassidique d’Anvers constitue un formidable terrain d’étude, unique en Europe. Malgré sa visibilité, elle demeure largement méconnue, tant de l’anthropologie religieuse locale que des spécialistes du fait juif contemporain. En marge des réalités sociales d’une ville multiculturelle en mutation, dialoguant peu avec son environnement, ancrée dans sa tradition, elle offre le visage fascinant d’un vestige du passé moulé dans la modernité, s’accommodant avec une forte plasticité de effets de celle-ci. Une différence telle que, paradoxalement, elle semble peu sujette à une forte discrimination, documentée du moins. Ce qui en rend la perception encore plus séduisante pour le chercheur.
Jean-Philippe Schreiber (avec l’aide de la Fondation de la Mémoire contemporaine).